Monday 29 September 2014

Nietzsche



Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste. En dernière analyse, nous ne comprenons le moi conscient lui-même que comme un instrument au service de cet intellect supérieur, qui voit tout d'ensemble: et nous pouvons alors nous demander si tout vouloir conscient, toute fin consciente, tout jugement de valeur  ne seraient pas de simples moyens destinés à attendre quelque chose d'essentiellement différent de ce qui nous apparaissait à la lumière de la conscience. Nous croyons qu'il s'agit de notre plaisir ou de notre douleur, mais le plaisir et la douleur pourraient être des moyens grâce auxquels nous devrions accomplir des opérations étrangères à notre conscience. - Il faudra montrer à quel point tout ce qui est conscient demeure superficiel, à quel point l'action diffère de l'image de l'action, combien nous savons peu de ce qui précède l'action; combien chimériques sont nos intuitions d'une "volonté libre", de "cause et d'effet"; comment les pensées, les images et les mots ne sont que les signes des pensées, à quel point toute action est impénétrable; combien l'éloge et le blâme demeurent superficiels; comment notre vie consciente se passe essentiellement dans un monde de notre invention et de notre imagination; comment nous ne parlons jamais que de nos inventions (nos émotions même) et comment la cohésion de l'humanité repose sur la transmission et la perpétuité de ces inventions;
[ … ]Le vouloir, les fins, les pensées, les valeurs existent-ils réelle ment? Toute la vie consciente ne serait-elle qu'un reflet capté dans un miroir? Et même quand il semble que c'est un jugement de valeur qui détermine un homme, ce qui se passe, au fond, est tout différent. Bref, à supposer qu'on arrive à expliquer l'apparente finalité dans l'action de la nature sans admettre que les fins fussent prescrites par un moi, notre propre finalité consciente, notre volonté, etc., ne pourraient-elles pas n'être qu'un langage chiffré pour désigner une réalité toute différente, involontaire et inconsciente - l'aspect le plus subtil de cette finalité naturelle du monde organique, mais rien qui en fût différent?

 Friedrich Nietzsche   La Volonté de puissance

Travail préparatoire :
1)      Fiche de lecture du texte
2)      Répondre aux questions suivantes :


Q1: Qu’est-ce que la modestie ? Nietzsche considère qu‘il vit l’époque où « le conscient devient modeste. »  Expliquez la phrase. Qu’est-ce qui caractérise cette époque ou cette « phase » ? En quoi s’oppose-t-elle aux époques antérieures ? Pouvez-vous donner des exemples d’immodestie ou de prétention de la conscience ?

Q2 : Quel est le lien entre la modestie de la conscience et le fait de n’être qu’un « instrument » ?
L’idée d’un « intellect supérieur, qui voit tout d'ensemble » vous semble-t-elle claire ? Obscure ? Pour quelle raison ?

Q3 : Quelles sont les différentes activités de la conscience énumérées à la ligne 3 et 4 ?

Q4 : « tout ce qui est conscient demeure superficiel ». Expliquez la phrase et illustrez.



Q5 « Nous croyons qu'il s'agit de notre plaisir ou de notre douleur » : que signifie ici le mot croyance ? Pourquoi Nietzsche le souligne-t-il ? Qu’est-ce que cela révèle au sujet de la conscience ?

Q6 : Etes-vous capables d’illustrer chaque expression de la ligne 8 à 12 ? Que signifie le mot chimérique ?

Q7 : « comment notre vie consciente se passe essentiellement dans un monde de notre invention et de notre imagination; ». Quelles sont les deux facultés présentées dans ce passage ? Nietzsche les distingue-t-il ou les confond-il ? Pour quelle raison ?

Q8: Nietzsche évoque  le concept de nature dans le dernier paragraphe. Pouvez-vous éclaircir les liens qui peuvent exister entre nature et conscience ? Le philosophe doit-il tenir compte de cette idée de « nature » ou l’ignorer ?

Wednesday 24 September 2014

DS TES/L


DS TES / LDateMatièreDurée du DS

02/10/2014MATHS (ES/L)2H

09/10/2014HG 4H

16/10/2014ANGLAIS3H

06/11/2014SES / LITTERATURE4H + 1H spé / 2H

13/11/2014PHILO (L) / MATHS ( ES)4H / 1H spé

20/11/2014MATHS (ES/L)3H

04/12/2014HG4h

11/12/2014PHILO (L)4H

08/01/2015LV22H (ES) - 3H (L)

15/01/2015PHILO (L)4H

22/01/2015MATHS (ES/L)3H

29/01/2015SES / LITTERATURE4H + 1H spé / 2H

05/02/2015HG4H

19/03/2015


26/03/2015MATHS (ES/L)3H

02/04/2015PHILO (ES/L)4H

09/04/2015SES4H + 1H spé

16/04/2015HG4H

23/04/2015LITTERATURE2H

14/05/2015PHILO (ES/L)4H

21/05/2015SES4H + 1H spé

28/05/2015HG4H

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse

"Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis'. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine' ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace' et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale".

 

 

 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), Ile partie, chap. 18, trad. S. Jankélévitch, Payot, colt. «Petite Bibliothèque», 1975, p. 266-267.

G. Leibniz, Les nouveaux essais sur l'entendement humain.

       « D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a  à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont trop petites et en trop grand nombre ou trop unies., en sorte qu'elle n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage.(...) Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est sur le rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien que l'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu'on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu'ils soient ; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues car cent mille rien ne saurait faire quelque chose. (...)  
  
   Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leur suite qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers. Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur.("qui sont, qui ont été, et qui surviendront dans l'avenir,", Virgile)».  
   
G. Leibniz, Les nouveaux essais sur l'entendement humain, Préface

Descartes Lettre A Chanut.


La Haye, 6 juin 1647. 
Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour celà. Au contraire, depuis que j'y fais réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour ; toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d'avoir de l'amitié pour quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l'esprit, et non dans le corps, je crois qu'elles doivent toujours être suivies ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l'esprit sont réciproques, ce qui n'arrive pas souvent aux autres. Mais les preuves que j'ai de votre affection m'assurent si fort que l'inclination que j'ai pour vous est réciproque, qu'il faudrait que je fusse entièrement ingrat, et que je manquasse à toutes les règles que je crois devoir être observées en l'amitié, si je n'étais pas avec beaucoup de zèle, etc. 
A la Haye, le 6 juin 1647. 

Thursday 18 September 2014

Descartes. La cire. Méditation II



Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier.

Prenons pour exemple ce morceau de cire : il vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que pendant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine peut-on le manier, et quoique l'on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son.

La même cire demeure-t-elle encore après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure ; personne n'en doute, personne ne juge autrement. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, sous l'odorat, sous la vue, sous l'attouchement et sous l'ouïe, se trouvent changées, et que cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que cette cire n'était pas, ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son ; mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sensible sous ces formes, et qui maintenant se fait sentir sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine lorsque je le conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et, retranchant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable.

Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue ? Car elle devient plus grande quand la cire se fond, plus grande quand elle bout, et plus grande encore quand la chaleur augmente ; et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que de la cire, si je ne pensais que même ce morceau que nous considérons est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc demeurer d'accord que je ne saurais pas même comprendre par l'imagination ce que c'est que ce morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le comprenne. Je dis ce morceau de cire en particulier : car pour la cire en général, il est encore plus évident. Mais quel est ce morceau de cire qui ne peut être compris que par l'entendement ou par l'esprit ? Certes c'est le même que je vois, que je touche, que j'imagine, et enfin, c'est le même que j'ai toujours cru que c'était au commencement.

Or ce qui est ici grandement à remarquer, c'est que sa perception n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.
Descartes, Méditations métaphysiques, II, §11-13, 1641

Sunday 14 September 2014

Clément Rosset. A propos de la connaissance de soi.

Le moi, ce grand mystère inutile

La quête de la connaissance de soi est vouée à l’échec. Nous resterons à jamais une énigme pour nous-mêmes et seul notre état civil prouve que nous existons. Tels sont les arguments qu’avance, en malicieux démystificateur, le philosophe Clément Rosset.

http://www.philomag.com/sites/default/files/styles/image_570/public/image/5557/pmfr17polettientretien.jpg?itok=Vc9TAYUq
Clément Rosset


De livre en livre, il a entrepris de réfuter toutes les illusions que les hommes nourrissent au sujet du réel. Après l’avoir fait en métaphysique avec Le Réel et son double (Gallimard, 1976) ou encore Le Réel.Traité de l’idiotie (Minuit, 1977), il s’est attaqué à la quête de soi dans Loin de moi. Étude sur l’identité (Minuit, 1999). Les PUF viennent de rééditer ses Propos sur le cinéma.
Rappelons pour commencer que la formule “Connais-toi toi-même” n’est pas de Socrate, comme Platon contribue à nous le faire croire dans son Apologie de Socrate. Ce slogan, en grec gnothi seauton, était inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes. C’est pourquoi il faut voir dans cette formule un strict équivalent des promesses imprimées sur les cartes des marabouts qu’on vous distribue à la sortie du métro – “Je ferai revenir l’être aimé” – ou encore sur les caravanes de Madame Soleil – “Venez connaître votre avenir”. Le peuple grec était plutôt superstitieux, les temples attiraient nombre de pèlerins et de gogos prêts à délier leurs bourses pour entendre la parole de l’oracle. La promesse de se connaître soi-même était avant tout une bonne réclame. On se fait beaucoup d’idées nobles, aujourd’hui, sur la sagesse delphique, alors que la Pythie en transe vous livrait des paroles obscures, payées à prix d’or, censées contenir des informations codées sur votre futur : telle était la fameuse connaissance de soi des Grecs.
Vouloir se connaître soi-même, à mes yeux, c’est à la fois inutile et inappétissant. C’est en tout cas une recherche fondée sur un malentendu, parce qu’une telle connaissance est par nature impossible. Le philosophe anglais David Hume fut le premier à attirer l’attention sur l’impossibilité d’avoir accès à une authentique connaissance de soi ou, pour le dire autrement, à notre identité personnelle. Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates. Je peux savoir que j’ai chaud ou froid, que je suis en colère ou joyeux, que telle pensée ou telle chansonnette me trotte dans la tête. Il y a une collection de sensations et d’idées qui se promènent en moi. Cela constitue-t-il pour autant une unité, une totalité dont je peux faire le tour ? Non, rien ne m’assure de la continuité de mon être, si je le comprends comme un sujet psychologique. Je ne peux manipuler que les pièces détachées d’un ensemble qui me restera à jamais inconnu. Un mot de Montaigne anticipe d’ailleurs sur ces arguments avancés par David Hume dans son Traité de la nature humaine : “Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées.” Cette observation me paraît d’un immense bon sens, c’est pour moi une saine évidence et pourtant, lorsque j’ai publié mon essai Loin de moi, qui reprend cette thèse, les critiques contemporains ont pensé que je blaguais, que je soutenais un paradoxe par mauvais esprit.

« Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates »

En réalité, l’objection de Hume quant à l’existence du moi, de l’antique et fameux “je”, est si puissante qu’elle a tout simplement empêché Emmanuel Kant de dormir. Elle l’a tiré de son sommeil dogmatique, et c’est en partie en réaction à cet argument que Kant va écrire la Critique de la raison pure. Dans cette œuvre célèbre, Kant essaie de recoller les morceaux du vase cassé. Il reconnaît qu’on ne peut rien affirmer de certain quant à Dieu, au monde et au moi. Cependant, il maintient que, même inconnaissable, le moi existe. En termes plus philosophiques, il explique que nous nous appréhendons sous la forme de phénomènes morcelés, discontinus, comme l’avait bien prévu Hume, et que cependant nous avons une essence, ce qu’il appelle le “noumène”, qui nous reste cachée car nous ne pouvons sortir de nous-mêmes pour la contempler. De la part de Kant, c’est là une hypothèse non justifiée, un rafistolage. Pourquoi Kant veut-il à tout prix que le moi existe ? Parce qu’il craint que toute la morale soit balayée s’il n’y a plus de sujet de l’action. Si “je” est une fiction, une collection de phénomènes disparates, suis-je encore responsable de mes actes ?

Vos pap​iers, s’il vous plaît…

La solution que je propose à ce problème inquiétant est de simple bon sens, là encore : si le moi profond, l’identité personnelle ou subjective n’existent pas, il y a néanmoins quelque chose de stable, d’assuré, c’est l’identité sociale. Au fond, celle-ci se résume à quelques propriétés objectives qui figurent dans l’état civil : je suis né dans tel lieu, à telle date, j’habite ici et j’exerce telle profession. Voilà, c’est tout ce que contient l’identité, tout ce qu’on peut avancer de certain sur ce thème. C’est néanmoins un critère très puissant, car il permet de distinguer le sain d’esprit du fou. Un homme sain d’esprit peut raconter toutes sortes de choses fausses sur lui-même, il peut mentir, se vanter de vertus qu’il ne possède pas et même se convaincre lui-même. Il reste en bonne santé. Le jour où vous ne vous souvenez plus de votre âge, ni de l’endroit où vous habitez, ni du lieu où vous avez passé votre enfance, c’est que vous êtes tombé dans la folie. C’est pourquoi, si l’on veut être sérieux et conséquent, à la question “Qui êtes-vous ?”, on ne peut répondre qu’en montrant sa carte d’identité ou sa feuille d’imposition.
Pour démontrer l’impossibilité de se connaître soi-même, rappelons une expérience que chacun fait au quotidien : celle de se regarder dans un miroir. Je crois me connaître, n’est-ce pas ? Quand je jette un coup d’œil au miroir, je ne me reconnais pas. Évidemment, l’image du miroir ne correspond pas non plus à l’image de moi qu’ont les autres : elle est à deux dimensions et sans relief, inversée de droite à gauche. Donc, cet être dans le miroir ne correspond ni à la perception que j’ai de moi, ni à celle qu’en ont les autres. C’est une construction, un double et non une réalité. Et pourtant, on ne peut pas faire beaucoup mieux que cela pour se connaître.
Quand j’étais enfant, à la station de métro la plus proche de chez moi, il y avait une balance publique. Et, collé dessus, un autocollant publicitaire d’inspiration delphique : “Qui se pèse tous les jours se connaît bien.” Un farceur avait ajouté au feutre, sous cette phrase : “Qui se connaît bien emmerde moins les autres.” Comme je racontais ce souvenir à mon éditeur, le regretté Jérôme Lindon, il explosa d’un grand rire et ajouta : “Qui n’emmerde pas les autres ne va pas très loin dans la vie.” Encore un argument contre la quête de soi, et de quel poids ! »

Publié dans Philo Mag, 2011

Nicolas Malebranche.De la recherche de la vérité.




Nicolas Malebranche.

Il est nécessaire pour cela de savoir 1) que je distingue entre connaître par idée claire et connaître par sentiment intérieur 2) Que je prétends qu’on connaît l' étendue par une idée claire et qu’ on ne connaît son âme que par sentiment intérieur 3) Que ce qu’ on connaît par idée claire on le voit en Dieu qui renferme ces idées et qu’ainsi c est en Dieu qu’ on voit l idée de l’étendue ou l' archétype de la matière mais qu’on ne voit point en Dieu l’idée de son âme ou l’ archétype des esprits. Sur ces principes je dis que Dieu est notre lumière en ce sens que les idées que nous voyons lui sont lumineuses. L idée par exemple de l’étendue est si claire si intelligible si féconde en vérités que les géomètres et les physiciens tirent d’elle toute la connaissance qu’ils ont de la géométrie et de la physique. Je dis que l' âme n'est point à elle-même sa lumière, qu’elle ne se connaît que par l expérience du sentiment intérieur, qu’elle ne peut en se considérant, découvrir les modifications dont elle est capable et que bien loin de renfermer en elle les idées de toutes choses elle ne contient pas même l' idée de son être propre.


De la recherche de la vérité.