Friday 9 October 2015

Explication d'un texte de Kant corrigé

Fiche de lecture
  Thèse :
  L’homme est principe et non résultat.

 Problème : L’homme est-il libre de ses actions ou déterminé par les autres à agir et à penser ?

 1. L’homme est un principe et non un résultat.
2. Être libre c’est avoir conscience de ce qui me détermine et me fait agir.
 3. L’homme est doué de spontanéité absolue dès lors qu’il choisit sans être déterminé.
4. Le mot « Je » est donc non seulement l’indice de la conscience mais aussi de la liberté en moi.
 5. Dire « Je fais » c’est être absolument libre de son action.



Introduction

 Dans le mythe de Pygmalion, la déesse Aphrodite change une statue, Galatée, en femme en lui accordant la vie. Mais faudrait-il donner également à Galatée une conscience pour qu’elle agisse spontanément ? Le problème s’applique d’ailleurs à l’homme : sa conscience n’est-elle qu’une faculté passive, semblable à un miroir, ou lui permet-elle d’agir et d’exister librement ? La réponse nous est livrée dans ce texte, extrait des Leçons de Métaphysique : seule la conscience de soi autorise l’exercice d’une liberté véritable, absolue. Un sujet n’est pas simplement un être conscient mais également un être libre. Afin de défendre cette idée Kant procède selon trois moments : de la ligne 1 à 4, il formule son argument principal : l’homme est principe et non résultat, cause de ses actions et non causé par l’action d’autrui. Puis il explicite son argument en le justifiant (ligne 4 à ligne 9) : c’est parce que nous sommes capables d’agir que nous pouvons être qualifiés d’êtres libres. Un être qui n’éprouverait que des passions perdrait automatiquement sa liberté. Enfin la dernière partie du texte ( Ligne 10 à la fin ) repose sur une illustration : le fait de parler et de dire « Je » constitue un indice incontestable de cette liberté métaphysique.

(1. L’homme est un principe et non un résultat.)
La première partie du texte est constituée de phrases courtes qui relèvent bien d’un registre métaphysique en ce qu’elles énoncent des vérités qui ne concernent pas l’homme historique, mais l’homme éternel, l’homme tel qu’il a toujours été ou l’essence de l’homme. Ces « leçons de métaphysique » ne s’encombrent pas de détails historiques ou contingents (ce qui sera plutôt l’affaire de l’anthropologie qui insistera sur les cultures, les différences et les variations) mais soulignent l’être de l’homme. Le propos de Kant est ici de cerner au plus près la nature de l’homme, ce qui d’ailleurs correspond à son projet philosophique qui doit répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». Qu’est-ce donc que l’homme ? Nous avons envie de répondre avec Descartes et la « psychologie rationnelle », un être qui possède la conscience de lui-même. Mais cela serait trop peu dire car l’on pourrait imaginer un être totalement déterminé par des forces extérieures, comme un animal ou un automate biologique. Pourrait-on lui accorder la conscience ? Il pourrait peut-être réaliser certains processus, mais certainement pas selon Kant accéder au « Je ». L’animal a
bien des sensations. Il éprouve du plaisir et de la peine et nous n’hésitons pas dans un vocabulaire non philosophique ou approximatif à parler de « conscience animale » ou de sentiment vague. Mais il ne s’agit nullement pour Kant de conscience, terme entendu dans notre passage au sens de conscience réflexive : celle-ci apparaît avec l’idée du Moi ou du « Je ». L’homme n’est donc pas n’importe quelle créature mais une créature capable de dire « Je ». Cette affirmation enveloppe d’ailleurs toute la réalité de la conscience : « Le « Je » prouve que j’agis par moi-même » : ce qui signifie deux choses : premièrement qu’il y a un lien entre la conscience réflexive et l’action libre, lien qui sera précisé dans la suite du passage et également que l’action humaine est distincte de la transformation de la matière inerte et de la pulsion animale. La matière se transforme, mais derrière cette transformation il n’y a pas de sujet, tout au plus un changement de forces et de disposition de la matière. Ainsi le tremblement de terre de Lisbonne qui affecta le Portugal une vingtaine d’années auparavant n’est pas stricto sensu une « action » de la nature, car la matière n’était pas « libre » d’aller ici plutôt que là. De même un animal se dirigeant vers un point d’eau agit-il ? Certes il se déplace mais il est gouverné par l’instinct, donc n’agit pas véritablement, mais est « agi » par l’instinct. Il n’agit pas, pour reprendre les termes du texte, « par lui-même », mais en fonction de processus qui commandent son action, qui en l’occurrence se rapprochent davantage d’une « réaction » que d’une action. Seul l’homme est capable d’agir « par lui-même », en étant au fondement de ses actes. Aristote disait que l’homme est le « père de ses actes », Kant reprend la même idée en affirmant sa thèse : nous sommes « principe » et non « résultat ». L’animal est le « résultat » d’un mécanisme biochimique qui arrive à déclencher chez lui tel désir, le tremblement de terre est le résultat de l’action des forces tectoniques, mais nous sommes, nous hommes, fondement ou principe (principium en latin signifie « début », « commencement » ou « origine »), la raison d’être unique de nos actions. Mais quel est le sens du mot « principe » applique à la réalité humaine ? Ne sommes-nous pas généralement considérés comme des produits de notre éducation, de multiples influencés et impressions extérieures ? En quel sens pouvons-nous être qualifiés de « principes » ? Un soldat qui décide de défendre sa patrie ou de déserter peut certes être influencé par tel ou tel évènement ou situation, il n’en reste pas moins que lorsqu’on le jugera, on estimera qu’il a été « responsable », c’est à dire cause de ses actions et pas nécessairement le produit d’un embrigadement ou d’une série de mécanismes invisibles. Des lors que l’homme n’est pas simplement le jouet de forces aveugles ou instinctives, toute action humaine suppose un sujet qui précède l’action et qui en est la cause explicative. En ce sens nous sommes tous principes de nos actions, raison ultime et explicative de nos comportements et de notre existence.

(2. Etre libre, c’est avoir conscience de ce qui me détermine et me fait agir.)
On voit alors dès la seconde phrase l’originalité de la pensée kantienne : Kant s’efforce d’expliquer la thèse de l’homme-principe, en montrant qu’être à l’ origine de ses actes n’est qu’une façon de designer la liberté humaine. Alors que Descartes concluait du « Je » (Ego) à la conscience puisque c’est la présence active d’une âme qui va permettre à l’homme de dire « je pense », Kant va plus loin et considère que le « Je » (« Ich en allemand ») est à l’origine indissociable de deux concepts : la conscience et la liberté. « Un sujet qui a conscience… a une absolue liberté » (nous soulignons). Je suis un être conscient donc je suis libre. Je suis libre donc je suis un être conscient. Il existe une liaison nécessaire selon Kant entre les deux notions, il ne saurait y avoir de conscience sans liberté ou de liberté sans conscience. Mais cette affirmation est-elle aussi claire que Kant le prétend ? Peut-on conclure d’une possibilité de réflexion, qui relève de la philosophie théorique, à la possibilité de l’action libre, dépendant elle d’une philosophie pratique ? N’est-ce pas confondre les domaines de la réflexion et de l’action ? Être conscient de soi est certes une qualité cognitive, mais est-ce nécessairement être cause de soi et de ses actes ? Dans une lettre célèbre (Lettre a Schuller) le philosophe hollandais Spinoza avait radicalement distingué la conscience de la liberté. Ce n’est pas, affirmait-il, parce que j’ai conscience des opérations qui se déroulent en moi que je suis libre de les contrôler, ou de les arrêter. Ainsi une pierre tombante et soumise à la gravitation, serait si on lui accordait une pensée consciente de sa chute mais nullement « libre » de s’arrêter de tomber. Elle le croirait pourtant. A la lumière des réflexions spinozistes, on peut se poser la question : Kant n’est-il pas dans notre texte sujet à cette prétention métaphysique dénoncée un siècle plus tôt par Spinoza ? Peut-on dire comme il l’affirme dans notre texte : « le sujet possède une liberté absolue, parce qu’il est conscient.. ». Insistons sur le « parce que » qui participe d’une relation de causalité : Kant ne dit pas l’homme est conscient « et » libre. Il dit plus précisément : l’homme est libre « parce qu’ » il est conscient, il possède donc une spontanéité absolue (fait d’être cause absolue de certaines actions) parce qu’il possède le cogito. Mais n’est-ce pas là aller trop loin ? Le fait d’affirmer en l’homme une absolue liberté est –il compatible avec ce que nous apprend l’expérience la plus élémentaire ? Peut-on conclure de la conscience réflexive à l’action libre ? Dans un autre texte célèbre, Kant répond à ces questions en examinant le problème du mensonge. Le menteur est-il libre ou déterminé ? Est-il principe ou résultat ? L’originalité de la solution kantienne est de dire qu’il est à la fois déterminé et libre, il a certes pu être « influencé » et il est évident que pour sa défense le menteur insistera sur les causalités extérieures, sur les pressions multiples des circonstances, de l’entourage et se présentera comme le résultat malheureux d’une situation donnée. Mais il n’en reste pas moins qu’il faut le punir, car il est dans un même temps principe ou père de ses actes : « Or, bien que l'on croie que l'action soit déterminée par-là, on n'en blâme pas moins l'auteur et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée ; car on suppose qu'on peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette conduite et regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par rapport à l'état antérieur, comme si l'auteur commençait absolument avec elle une série de conséquences. » (Kant : Critique de la raison pure. 1781 (2°édition 1787).PUF. Trad.Tremesaygues et Pacaud. p.405.). Nous avons là l’explication de ce « Je », si important pour la liberté. C’est parce que malgré mes déterminations, je peux dire « Je » qu’il y a un lien entre ma conscience et ma liberté. En prenant conscience de l’unité de mon Moi, je prends conscience dans un même temps que je suis capable d’être à l’ origine d’une série d’actes, qui vont s’expliquer non pas par la présence des autres mais par la présence du « Moi ». « J’agis sans une détermination extérieure… je possède une spontanéité absolue ». Ainsi le kantisme n’est pas la négation du déterminisme, nous sommes bien conditionnés par de multiples choses puisque nous sommes bien des êtres naturels, mais dans un même temps, nous sommes capables d’être la source inconditionnée de nos actes, puisque nous sommes dans un même temps des êtres libres. Le « Je » nous permet de donner de l’unité à nos actions en les rattachant à l’activité d’un sujet libre et conscient. Kant justifie ensuite sa thèse selon laquelle l’homme est principe en distinguant deux types de mouvements en moi : l’action et la passion. « Le sujet …n’est pas un sujet qui pâtit mais un sujet qui agit ». Si en effet nous n’étions que le résultat de lois psychologiques ou pulsionnelles, nous serions uniquement condamnes a réagir, sans posséder aucune possibilité d’action autonome. Dire que nous sommes Principes de nos actions c’est échapper à l’emprise du corps , de la sensibilité et des passions. Avec le « Je » apparait la lumière de la volonté et de la conscience.

(Le langage comme preuve de la conscience et de la liberté.)
 Mais Kant est-il capable de donner des preuves de ce lien entre la conscience et la liberté ? Après avoir expliqué sa thèse ( à l’aide des concepts d’action et de passion ), nous passons dans un troisième moment à l’illustration : La fin du passage s’emploie à multiplier les exemples tires de notre usage linguistique du mot « Je ». Cette illustration linguistique vient souvent chez Kant compléter les apports de la psychologie. Écouter la façon dont nous disons « Je » (Ich), nous permettra de mieux comprendre ce qu’est l’essence du Moi. On est là à l’ opposé du style de Descartes qui souvent se méfie des « mots » qui « parfois nous trompent ». Ici le langage possède une valeur de vérité et révèle en quoi conscience et liberté ont partie liée. Tous les arguments de la fin du texte reposent sur le « dire » : « Si je n’étais pas libre, je ne pourrais pas dire.. ». La langue est révélatrice de cette spontanéité absolue du « je ». Pourquoi ? Quelles sont les significations implicites qui se cachent derrière l’usage le plus quotidien du mot « Je » ? Les mots ne sont pas innocents, ils cachent toute une philosophie de la conscience ainsi que des déterminations pratiques. Écoutons donc le langage : « j’ouvre une porte », « je prends une plume », « je soulève un poids », « je conduis une expérience ». Dans tous ces actes de la vie courante, c’est bien le sujet qui est le centre de l’action. Et le langage m’indique bien ceci par la formule : j’agis. Lorsque je dis j’agis, trois choses se déroulent simultanément que Kant analyse finement : j’agis physiquement dans le monde (j’ induis une transformation), je suis conscient de mon acte (au niveau mental ou de mes représentations), enfin je formule cette prise de conscience par des mots ou une formule. Je dis « J’agis », en même temps que je pense mon action et en même temps que mon acte se réalise. Kant part donc ici du simple fait de langue comme révélateur d’une vérité d’ordre psychologique : dire j’agis signifie quoi ? Que c’est bien « moi » et non un autre, qui suis au fondement de mes actions. Sinon la formule n’aurait aucun sens, ni pour les autres, ni pour moi-même. C’est donc un effet de cohérence qui va préserver la liberté de l’homme. C’est parce que je « dis » bien quelque chose (et non pas une absurdité) lorsque j’affirme que j’agis, que la liberté devrait être plus qu’une simple hypothèse. Nous savons cependant que Kant affirmera que la liberté de l’homme ne peut stricto sensu « être prouvée » comme un théorème, elle demeure un simple postulat. Mais sans constituer une « preuve « de la liberté, le langage et le fait déclaratif n’en demeurent pas moins des indices établissant un effet de cohérence. Il n’est pas absurde de se prétendre libre, car nous nous déclarons libres en parlant à la première personne: « Si je n’étais pas libre, je ne pourrais pas dire « je le fais », mais je devrais dire « je sens en moi une envie de faire que quelqu’un a suscitée en moi ». Ce qui s’opposerait donc à la liberté serait donc la passion ou la détermination psychologique. Dans la passion, c’est l’autre qui agit et moi qui réagit : je tombe amoureux ou l’autre m’irrite et suscite en moi la colère. Par contre dans l’action, je fais l’expérience de la spontanéité absolue et je suis autorisé à dire « J’agis ». La conscience est ce qui constitue le « Je » et c’est bien parce qu’il y a un « Je » que l’action peut être qualifiée de libre, sinon, il faudrait comme Spinoza supposer une détermination de l’homme qui aboutirait à la négation du libre-arbitre, mais également se méfier du langage et le considérer comme une puissance illusoire, maitresse de fausseté. Kant se refuse à faire peser ce double soupçon sur la conscience et le langage. Il nous faut « croire » dans le sens des mots afin que l’on puisse postuler une nature consciente et libre de l’homme.
La dernière partie du texte s’articule sur un raisonnement par l’absurde. Dans ce type de raisonnement, au lieu de prouver la thèse que l’on veut défendre, on suppose pour un temps limité la thèse à laquelle on s’oppose et l’on démontre son absurdité, généralement le fait qu’elle se contredit elle-même si on analyse toutes les propositions qui s’ensuivent. Kant part donc de la thèse à laquelle il s’oppose, qui est la thèse spinoziste ou déterministe selon laquelle il n’y a pas d’action libre. « Si je n’étais pas libre.. » : Il va donc examiner ici deux choses, tout d’abord quel est le sens de cette non-liberté, d’autre part les propositions philosophiques qu’elle implique. Ceux qui nient l’existence de la liberté doivent admettre qu’ils ne sont pas sources de leurs actions ou de leurs paroles (si l’on considère le fait de parler comme un mode spécifique de l’action). Donc si l’on accepte le principe du déterminisme , il nous faut admettre que l’autre m’utilise comme un « moyen » : privé de liberté, je deviens un simple instrument au service de la pensée d’autrui qui pourrait non seulement me contraindre de façon extérieure, mais également utiliser mes pensées, jouer avec mes représentations comme Méphistophélès jouait avec le docteur Faust ou le malin génie de Descartes qui ferait « immédiatement en moi quelque chose que je fais ». Nier la liberté en l’homme reviendrait inévitablement à devenir le jouet des autres, à n’exister que par procuration et à jouir d’une quasi-existence. Notons que l’exemple kantien est pire que l’esclavage car un esclave est contraint « extérieurement », par la force ou la violence mais il demeure libre de refuser « mentalement » son esclavage, de résister. Or l’absence de liberté ou l’idée d’une détermination totale suppose un double déterminisme : extérieur mais également interne. Dans ce cas tragique, celui qui veut, agit, pense, se représente, ce n’est pas moi, ce serait l’autre, qui agit « immédiatement en moi » dit le texte. Il s’agit ici d’une situation hyperbolique, tragique mais impossible d’un point de vue logique selon Kant. Pour quelle raison ? L’hypothèse d’un déterminisme absolu s’effondre automatiquement si l’on prend en considération les significations du langage commun. En effet si nous nous entendons sur la vérité des significations communes véhiculées par le langage, certaines choses deviennent impossibles : par exemple je ne peux dans un même temps dire « je fais ceci » et supposer une détermination absolue. L’emploi de la première personne du singulier est l’indice que je suis bien à l’origine de mes actions et de mes représentations. L’hypothèse d’un malin génie est incompatible avec le simple fait de dire « Je » : un homme manipulé devrait dire « Il » agit à ma place, comme les fous qui se croient possédés par un esprit. Des lors que je dis « Je », j’affirme la nature libre de l’homme, non pas par un traité de philosophie, mais par une simple proposition du langage commun. Parler n’est pas simplement exprimer des idées, ou constater des faits, parler présuppose également certaines vérités : en disant tout simplement « Je », l’homme présuppose son essence libre. On sait que Kant dans son anthropologie remarquera que ce pouvoir de dire « Je », donc de parler à la première personne du singulier apparait dans toutes les langues. « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. » la présence universelle du « Je » est donc bien l’indice d’une liberté essentielle qui fait de l’homme une « personne ». Un enfant ou un homme aliéné diraient toujours « Il », seule la première personne nous affranchit des déterminations extérieures et révèle notre nature véritable de sujet libre.


(Conclusion)
L’intérêt philosophique de ce texte s’est donc révélé clairement : la conscience n’est pas seulement ce qui éclaire, elle est également motrice, elle permet l’action libre puisqu’être libre c’est penser le « Moi » comme cause absolument première des pensées et des mouvements. On se rend compte par là même occasion que ce texte comporte dans un même temps une dimension morale : seul un sujet libre de ses actions pourra être considéré comme responsable et susceptible d’être jugé. On ne juge pas une pierre ou un animal car ils sont « objets » de la nature plus que « sujets » libres et conscients. Mais n’y a-t-il pas dans toute métaphysique, même dans celle éclairée par la critique de Kant, un optimisme radical : L’idée d’une maitrise réelle, efficiente, absolue par le Moi de la totalité du psychisme ? On sait que la découverte de forces inconscientes par Freud brisera cette unité de l’esprit, si chèrement revendiquée par Kant dans ce texte, et introduira un doute durable dans cette affirmation de soi par soi. Sommes-nous aussi libres que Kant le prétend ? N’y a-t-il pas dans cette liberté du sujet une grande part d’illusion ?

Wednesday 7 October 2015

Sartre : l'idée d'un refoulement inconscient est contradictoire





Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie chosiste de la psychanalyse nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu'elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d'admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D'où viendrait, autrement, qu'elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu'elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s'expriment dans la claire conscience? Et comment expliquer qu'elle peut relâcher sa surveillance, qu'elle peut même être trompée par les déguisements de l'instinct? Mais il ne suffit pas qu'elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu'elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi? Savoir, c'est savoir qu'on sait, disait Alain. Disons plutôt: tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé en tant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l'hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est consciente (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure? Il faut qu'elle soit conscience (d')être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n'en être pas conscience. Qu'est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l'inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi.


L’Être et le Néant (1943), Tel, Gallimard, p. 88.