" Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l'art.
Puisque le talent, comme faculté productive innée de l'artiste,
appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie
est la disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne les
règles à l'art. Quoi qu'il en soit de cette définition, qu'elle soit
simplement arbitraire, ou qu'elle soit ou non conforme au concept que
l'on a coutume de lier au mot de génie, on peut toutefois déjà prouver
que suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les
beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du
génie. Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles
un produit est tout d'abord représenté comme possible, si on doit
l'appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas
que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d'une règle
quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et
par conséquent il ne permet pas que l'on pose au fondement un concept de
la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne
peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d'après laquelle ils doivent
réaliser leur produit. Or puisque sans une règle qui le précède un
produit ne peut jamais être dit un produit de l'art, il faut que
la nature donne la règle à l'art dans le sujet (et cela par la concorde
des facultés de celui-ci); en d'autres termes les beaux-arts ne sont
possibles que comme produits du génie. "
Kant, Critique de la faculté de juger
Sunday, 14 December 2014
Alain : la règle du beau n'apparait que dans l'oeuvre
"Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les
fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore
est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée
en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il
essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que
la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien
définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique
seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à
mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait
; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs
qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure
qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient
ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre
en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le
génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est
pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au
poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il
la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (...) Ainsi la règle du
Beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne
peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre."
Alain, Système des Beaux Arts
Alain, Système des Beaux Arts
Thursday, 11 December 2014
Heidegger : Comme si le « on » pouvait mourir…
La vie publique où prend place l’être-en-compagnie quotidien connaît la mort comme une rencontre qui se produit constamment, comme « cas de mort ». Un tel, qu’il soit proche ou lointain, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. En tant que telle, elle se maintient dans l’insurprenance qui caractérise ce qui se rencontre quotidiennement. Le on s’est déjà assuré aussi pour cet événement d’une explication. Les propos tenus à son sujet, qu’ils soient clairement exprimés ou le plus souvent restreints à de « fugitives » allusions, reviennent à dire : on finit bien un jour par mourir mais pour le moment nous-on demeure à l’abri.
L’analyse du mot « on meurt » révèle sans équivoque le genre d’être de l’être quotidien vers la mort. Celle-ci est entendue dans des propos de ce genre comme quelque chose de vague qui doit avant tout débarquer de quelque part mais dans l’immédiat n’est pas encore là-devant pour un individu donné et n’a donc rien de menaçant. Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est Personne. Le « trépas » est ramené au niveau d’un événement qui frappe sans doute le Dasein mais ne concerne spécialement personne.
S’il est un cas où l’équivoque est consubstantielle au on-dit, c’est bien dans cette façon de parler de la mort. Le trépas qui, sans délégation possible, est essentiellement à moi, est reconverti en un événement se produisant publiquement qui rencontre le on. La façon d’en parler qui a ce caractère parle de la mort comme d’un « cas » se produisant constamment. Elle le fait passer pour quelque chose de toujours déjà « réel » et en voile le caractère de possibilité ; elle voile donc par là même les moments qui en font partie et la rendent sans relation et indépassable. Grâce à ce genre d’équivoque, le Dasein s’expose à se perdre dans le on par rapport à un pouvoir-être insigne appartenant au soi-même le plus propre. Le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se le dissimuler.
Heidegger, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986, pp 307-308.
Pascal : le divertissement
Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses
agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans
la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions,
d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir
pas demeurer en repos dans une chambre. [...] Tel homme passe sa vie
sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. donnez-lui tous les
matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue
point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il
recherche l'amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour
rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas
l'amusement seul qu'il recherche, un amusement languissant et sans
passion l'ennuiera, il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même
en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas
qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un
sujet de passion et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa
crainte pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui
s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. d'où vient que cet homme
qui a perdu depuis de mois son fils unique et qui est accablé de procès
et de querelles était ce matin si troublé et n'y pense plus maintenant ?
Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce
sanglier que les chiens
poursuivent avec tant d'ardeur depuis six
heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse
qu'il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme quelque
heureux qu'il soit, s'il n'est diverti ou occupé par quelque passion ou
quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt
chagrin et malheureux. [...]
Pascal : Pensées, 139
Monday, 8 December 2014
Nelson Goodman: «Quand y a-t-il art ?»
« La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées
pour répondre à la question «Qu’est-ce que l’art ?» Cette question,
souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art
«Qu’est-ce que l’art de qualité ?», s’aiguise dans le cas de l’art
trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle
s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental et
conceptuel. Le pare-chocs d’une automobile accidentée dans une galerie
d’art est-il une œuvre d’art ? Que dire de quelque chose qui ne serait
pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée –
par exemple, le creusement et le remplissage d’un trou dans Central
Park1, comme le prescrit Oldenburg2 ? Si ce sont des œuvres d’art, alors
toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils
des œuvres d’art ? Sinon, qu’est-ce qui distingue ce qui est une œuvre
d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas «Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ?» mais «Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ?» – ou plus brièvement, comme dans mon titre3, «Quand y a-t-il de l’art?».
Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. Sur la route, elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie4 certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d’un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter.
[...] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu’un objet est de l’art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d’art, comme il demeure un tableau, alors même qu’il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l’art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s’assied jamais dessus, et une boîte d’emballage reste une boîte d’emballage même si on ne l’utilise jamais que pour s’asseoir dessus. Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art ; mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef ».
Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Éd. Jacqueline Chambon, coll. «Rayon art», 1992, pp. 89-90 et 93.
d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas «Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ?» mais «Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ?» – ou plus brièvement, comme dans mon titre3, «Quand y a-t-il de l’art?».
Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. Sur la route, elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie4 certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d’un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter.
[...] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu’un objet est de l’art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d’art, comme il demeure un tableau, alors même qu’il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l’art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s’assied jamais dessus, et une boîte d’emballage reste une boîte d’emballage même si on ne l’utilise jamais que pour s’asseoir dessus. Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art ; mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef ».
Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Éd. Jacqueline Chambon, coll. «Rayon art», 1992, pp. 89-90 et 93.
Kant : le beau et l'agréable
Le jugement de goût, s’il est authentiquement esthétique, implique
une adhésion universelle. Pas question dès lors d’admettre à propos de
beau la formule convenue : « À chacun selon son goût »… Lorsqu’il
s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement,
qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme
qu’un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien
disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers
qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela
m’est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue,
du palais et du gosier, mais aussi pour tout ce qui peut être agréable
aux yeux et aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et
aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le
son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce
serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le
jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était
logiquement opposé; le principe : « À chacun son goût » ( s’agissant des
sens ) est un principe valable pour ce qui est agréable. Il en va tout
autrement du beau. Il serait ( tout juste à l’inverse ) ridicule que
quelqu’un, s’imaginant
avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet ( l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation ) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l’agrément; personne ne s’en soucie; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Critique de la faculté de juger ( 1790 ), § 7, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, pp.74-75.
avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet ( l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation ) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l’agrément; personne ne s’en soucie; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Critique de la faculté de juger ( 1790 ), § 7, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, pp.74-75.
Platon : Le mythe deTheuth
SOCRATE J'ai donc ouï dire qu'il existait près de Naucratis, en
Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu'à ce dieu les Égyptiens
consacrèrent l'oiseau qu'ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Theuth.
C'est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul,
la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l'écriture
(grammata). Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il
habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent
Thèbes l'égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth
vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu'il avait
inventés, et il lui dit qu'il fallait les répandre parmi les Égyptiens.
Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le
renseigna ; et, selon qu'il les jugeait être un bien ou un mal, le roi
approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup
d'observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les
exposer. Mais, quand on en vint à l'écriture : « Roi, lui dit Theuth,
cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l'art de
se souvenir, car j'ai trouvé un remède (pharmakon) pour soulager la
science (sophia) et la mémoire. » Et le roi répondit : - Très
ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre
est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à
ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture
(patêr ôn grammatôn), tu lui attribues, par bienveillance, tout le
contraire de ce qu'elle peut apporter. [275] Elle ne peut produire dans
les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant
négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par
le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du
fond d'eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as
trouvé le remède (pharmakon), non point pour enrichir la mémoire, mais
pour conserver les souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la
présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils
auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s'imagineront devenus
très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de
commerce incommode, des savants
imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants.
Platon, Phèdre.
imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants.
Platon, Phèdre.
Francis Ponge: le poète peut décrire le détail du réel
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
Thursday, 4 December 2014
Pascal : le divertissement
Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses
agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans
la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions,
d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir
pas demeurer en repos dans une chambre. [...] Tel homme passe sa vie
sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. donnez-lui tous les
matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue
point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il
recherche l'amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour
rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas
l'amusement seul qu'il recherche, un amusement languissant et sans
passion l'ennuiera, il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même
en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas
qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un
sujet de passion et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa
crainte pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui
s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. d'où vient que cet homme
qui a perdu depuis de mois son fils unique et qui est accablé de procès
et de querelles était ce matin si troublé et n'y pense plus maintenant ?
Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce
sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six
heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse
qu'il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme quelque
heureux qu'il soit, s'il n'est diverti ou occupé par quelque passion ou
quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt
chagrin et malheureux. [...]
Pascal. Pensées 139 ed Brunswicg
Pascal. Pensées 139 ed Brunswicg
BERGSON : ne confondons pas l'espace et le temps
"Que le temps implique la succession, je n'en disconviens
pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme
la distinction d'un "avant" et d'un "après" juxtaposés, c'est ce que je
ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la
plus pure impression de succession que nous puissions avoir - une
impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité - et
pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la
décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en
notes distinctes, en autant d'"avant" et d'"après" qu'il nous plaît,
c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la
succession de simultanéité: dans l'espace et dans l'espace seulement, il
y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je
reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous
plaçons d'ordinaire, Nous n'avons aucun intérêt à écouter le
bourdonnement de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là".
BERGSON La pensée et le mouvant, La perception du changement.
BERGSON La pensée et le mouvant, La perception du changement.
Monday, 1 December 2014
Les philosophes et la «bêtise»
Les philosophes et la «bêtise»
Elisabeth de Fontenay, philosophe
et auteur de Le Silence des bêtes, ouvre notre dossier par un constat
et une mise en garde. Oui, la frontière entre l’homme et l’animal
s’efface et le débat entre « dualistes » et « continuistes » n’a plus
lieu d’être. Pour autant, la difficulté est aujourd’hui pour la
philosophie de réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise.
« Comme si l’homme avait
été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il
n’est absolument pas le couronnement de la création : chaque être se
trouve à côté de lui au même degré de perfection », écrivait
Friedrich Nietzsche. Par-delà ou en deçà de notre maîtrise du vivant,
nous faisons désormais, pour le meilleur et pour le pire, l’expérience
d’une communauté de destin avec les animaux. Leur proximité est à
l’horizon de quelques-uns de nos problèmes les plus sensibles. Rappelons
juste les épisodes de la vache folle et de la grippe aviaire qui, avec
le scandale des conditions industrielles et mercantiles d’abattage et
d’élevage, ont révélé le danger de contamination entre les espèces. On
peut évoquer encore la proche faisabilité de greffes d’organes animaux à
des humains ou la création de chimères, animaux hybrides, que rend
désormais effective le génie génétique.
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie, pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au « naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction. L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa non-représentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie, pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au « naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction. L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa non-représentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?
Par Élisabeth de Fontenay
Philosophe spécialiste de la différence entre l’homme et l’animal, elle a publié une somme, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998). Également auteur de Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale (Albin Michel, 2008), elle a écrit une préface magnifique au poème de Lucrèce (trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 2009).
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