Thursday, 27 September 2018

Platon. Allégorie de la caverne. Répunlique VII>


514 Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que 514a voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que 514b devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles (455).
Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en 515 pierre, en bois, et en toute espèce de matière (456); naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent (457), répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face?
Et comment? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie? 515b
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient (458)?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?
Non, par Zeus, dit-il.
515c Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement 515d l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant?
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
515e Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre?
Assurément.
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la 516 lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies?
Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler 516b plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, 516c est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne (459).
Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?
Assurément si, dit-il.
Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue 517 est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens (462), et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas (463)?
Sans aucun doute, répondit-il.

Wednesday, 5 September 2018

Aristote : seul l'animal possède la perception et l'âme sensitive


[...] Des facultés de l'âme, celles dont nous avons parlé appartiennent toutes à certains êtres, ainsi que nous l'avons dit ; d'autres êtres n'en possèdent que quelques-unes, d'autres enfin une seule. Les facultés que nous avons énumérées sont les facultés nutritive, désirante, sensitive, locomotrice et dianoétique  . — Les plantes ne possèdent que la faculté nutritive ; d'autres êtres possèdent celle-ci et, en outre, la faculté sensitive ; et, s'ils possèdent la faculté sensitive, ils possèdent aussi la faculté désirante, car sont du désir l'appétit, le courage et la volonté  ; or les animaux possèdent tous, au moins l'un des sens, savoir le toucher, et là où il y a sensation, il y a aussi plaisir et douleur, et ce qui cause la plaisir et la douleur ; et les êtres qui possèdent ces états ont aussi l'appétit, car l'appétit est le désir de l'agréable. [...]. Quant à savoir s'ils possèdent l'imagination, la question est douteuse et elle sera à examiner plus tard. — A certains animaux appartient en outre la faculté de locomotion, d'autres ont encore la faculté dianoétique et l'intellect, par exemple l'homme et tout autre être vivant, s'il en existe, qui soit d'une autre nature semblable ou supérieure.

      [...] Par conséquent, pour chaque classe d'êtres, il faut rechercher quelle espèce d'âme lui appartient, quelle est, par exemple, l'âme de la plante, et celle de l'homme ou celle de l'animal. — Mais par quelle raison expliquer une consécution  de ce genre dans les âmes : c'est ce qu'il faudra examiner. Sans l'âme nutritive, en effet, il n'y a pas d'âme sensitive, tandis que, chez les plantes, l'âme nutritive existe séparément de l'âme sensitive. De même encore, sans le toucher, aucun autre sens n'existe, tandis que le toucher existe sans les autres sens, car beaucoup d'animaux ne possèdent ni la vue, ni l'ouïe, ni la sensation de l'odeur. En outre, parmi les êtres sentants, les uns possèdent la faculté de locomotion, et les autres ne l'ont pas. En dernier lieu, certains animaux, et c'est le petit nombre, possèdent le raisonnement et la pensée, car ceux des êtres corruptibles  qui sont doués du raisonnement ont aussi les autres facultés, tandis que ceux qui possèdent l'une quelconque de ces dernières ne possèdent pas tous le raisonnement : au contraire, certains n'ont même pas l'imagination, d'autres vivent seulement par elle. Quant à ce qui concerne l'esprit théorétique, c'est une autre question.
ARISTOTE
De l'Ame, II, 3, 414a-415a
tr. fr. Tricot, éd. Vrin