Tuesday 17 December 2019

Diotime décrit la beauté idéale



Efforce-toi, dit-elle, de m’accorder toute l’attention dont tu es capable. L’homme guidé jusqu’à ce point sur le chemin de l’amour contemplera les belles choses dans leur succession et leur ordre exact ; il atteindra le terme suprême de l’amour et soudain il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque-là, une beauté qui tout d’abord est éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin, qui ensuite n’est pas belle par un côté et laide par un autre, qui n’est ni belle en ce temps-ci et laide en ce temps-là, ni belle sous tel rapport et laide sous tel autre, ni belle ici et laide ailleurs, en tant que belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas comme un visage, ni comme des mains ou rien d’autre qui appartienne au corps, ni non plus comme un discours ni comme une connaissance ; elle ne sera pas non plus située dans quelque chose d’extérieur, par exemple dans un être vivant, dans la terre, dans le ciel, ou dans n’importe quoi d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et par elle-même, éternellement jointe à elle-même par l’unicité de sa forme, et toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté de telle manière que la naissance ou la destruction des autres réalités ne l’accroît ni ne la diminue, elle, en rien, et ne produit aucun effet sur elle. Quand, à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, et qu’on commence d’apercevoir cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Suivre, en effet, la voie véritable de l’amour, ou y être conduit par un autre, c’est partir, pour commencer, des beautés de ce monde pour aller vers cette beauté-là, s’élever toujours, comme par échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, puis de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des actions aux belles sciences, jusqu’à ce que des sciences on en vienne enfin à cette science qui n’est autre que la science du beau, pour connaître enfin la beauté en elle-même.
Tel est dans la vie, mon cher Socrate, me dit l’Étrangère de Mantinée, le moment digne 
entre tous d’être vécu : celui où l’on contemple la beauté en elle-même. 
Platon, Le Banquet, 209e-212c

Thursday 26 September 2019

Hume : l'explication empiriste de l'idée de Dieu

 « Ce qu'on n'a jamais vu, ce dont on n'a jamais entendu parler, on peut pourtant le concevoir ; et il n'y a rien au-dessus du pouvoir de la pensée, sauf ce qui implique une absolue contradiction. Mais, bien que notre pensée semble posséder cette liberté, nous trouverons, à l'examiner de plus près, qu'elle est réellement resserrée en de très étroites limites et que tout ce pouvoir créateur de l'esprit ne monte à rien de plus qu'à la faculté de composer, de transposer, d'accroître ou de diminuer les matériaux que nous apportent les sens et l'expérience. Quand nous pensons à une montagne d'or, nous joignons seulement deux idées compatibles, or et montagne, que nous connaissions auparavant. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ; car le sentiment que nous avons de nous-mêmes nous permet de concevoir la vertu; et nous pouvons unir celle-ci à la figure et à la forme d'un cheval, animal qui nous est familier. Bref, tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos sens, externes ou internes ; c'est seulement leur mélange et leur composition qui dépendent de l'esprit et de la volonté. Ou, pour m'exprimer en langage philosophique, toutes nos idées ou perceptions plus faibles sont des copies de nos impressions, ou perceptions plus vives. [...]Même les idées qui, à première vue, semblent les plus éloignées de cette origine, on voit, à les examiner de plus près, qu'elles en dérivent. L'idée de Dieu, en tant qu'elle signifie un être infiniment intelligent, sage et bon, naît de la réflexion sur les opérations de notre propre esprit quand nous augmentons sans limites ces qualités de bonté et de sagesse ».

David Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748), section II, trad. A. Leroy, Éd. Aubier-Montaigne, 1969, pp. 54-56.

Monday 9 September 2019

Kant : les sens ne trompent pas





«  Les sens ne trompent pas : proposition qui récuse le reproche le plus important, mais aussi, à le bien peser, le plus vain qu'on adresse aux sens ; ce n'est pas qu'ils jugent toujours exactement, mais ils ne jugent pas du tout ; c'est pourquoi l'erreur n'est jamais qu'à la charge de l'entendement. Cependant l'apparence sensible tourne pour l'entendement, sinon à la justification, du moins à l'excuse ; c'est que l'homme en arrive souvent à tenir l'élément subjectif de sa représentation pour l'objectif (la tour éloignée dont on ne voit pas les angles est considérée comme ronde ; les lointains de la mer, qui atteignent le regard par des rayons lumineux plus élevés, sont considérés comme plus hauts que le rivage ; la pleine lune qu'on voit, quand elle monte à l'horizon, à travers un air chargé de vapeurs, bien qu'on la saisisse avec le même angle de vue, est tenue pour plus éloignée, donc pour plus grande que lorsqu'elle est haut dans le ciel) ; et ainsi il en vient à prendre le phénomène pour l'expérience et à tomber par-là dans l'erreur, comme en une faute de l'entendement, non comme en une faute des sens.

KANT E. Kant,     Anthropologie  du point de vue pragmatique, première partie, § 11, trad. M.      Foucault, Vrin,   1994,                p. 31. »

Tuesday 3 September 2019

Texte De Merleau-Ponty : tout sujet est sujet inacrné   



« Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système.  Quand je me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il s’offre à moi, ne s’auraient m’apparaître comme les profils d’une même chose si je ne savais pas que chacun d’entre eux représente l’appartement vu d’ici ou vu de là, si je n’avais conscience de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les phases du mouvement.  Je peux évidemment survoler en pensée l’appartement, l’imaginer ou en dessiner le plan sur le papier, mais même alors je ne saurais saisir l’unité de l’objet sans la médiation de l’expérience corporelle, car ce que j’appelle un plan n’est qu’une perspective plus ample : c’est l’appartement « vu d’en haut », et si je peux résumer en lui toutes les perspectives coutumières, c’est à condition de savoir qu’un même sujet incarné peut voir tour à tour de différentes positions ».


M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945

Tout en étant dualiste, Descartes admet une union étroite entre le corps et l’âme



je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense. Descartes. Discours de la méthode.

Pascal : Toute notre dignité consiste dans la pensée

« La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.  Pensée fait la grandeur de l’homme. […]  L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser: une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.  Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale ».

Blaise Pascal, Pensées (1660), fragments 347-348

Thursday 29 August 2019

Bergson : le corps ne détermine pas la pensée

Celui qui pourrait regarder à l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le va-et-vient des atomes et interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de ce qui se passe dans l’esprit, mais il n’en saurait que peu de chose. Il en connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou simplement naissante : le reste lui échapperait. Il serait, vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raison d’être dans la pièce qu’ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu’il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels on la scande. Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se passe dans le cerveau pour un état d’âme déterminé ; mais l’opération inverse serait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un même état du cerveau, entre une foule d’états d’âme différents, également appropriés…Le cerveau ne détermine pas la pensée ; et par conséquent, la pensée, en grande partie du moins est indépendante du cerveau. 

Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, 1911

Kant La question qui habite toute philosophie

« « S’agissant de la philosophie selon son sens cosmique (in sensu cosmico), on peut aussi l’appeler une science des maximes suprêmes de l’usage de notre raison, si l’on entend par maxime le principe interne du choix entre différentes fins. Car la philosophie en ce dernier sens est même la science du rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime de la raison humaine, fin à laquelle, en tant que suprême, toutes les autres fins sont subordonnées et dans laquelle elles doivent être toutes unifiées. Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite se ramène aux questions suivantes 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je faire ? 3. Que m’est-il permis d’espérer ? 4. Qu’est-ce que l’homme ? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Le philosophe doit donc pouvoir déterminer 1. la source du savoir humain, 2. l’étendue de l’usage possible et utile de tout savoir, et enfin 3. les limites de la raison. Cette dernière détermination est la plus indispensable, c’est aussi la plus difficile, mais le philodoxe (1 ) ne s’en préoccupe pas ».  

Kant, Logique (1800), traduction de L. Guillermit, Éd. Vrin, 1970, pp. 25-26.

(1) Philodoxe : l’esprit superficiel qui ne se préoccupe pas de science ou de philosophie mais suit l’opinion générale ( Grec : doxa = opinion )

Bergson : la sensation simplifie le réel en vue de l'action

Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique. Dans la vision qu'ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l'homme sont effacées, les ressemblances utiles à l'homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l'avance où mon action s'engagera. Ces routes sont celles où l'humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j'en pourrai tirer. Et c'est cette classification que j'aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l'homme est déjà très supérieur à l'animal sur ce point. Il est peu probable que l'œil du loup fasse une différence entre le chevreau et l'agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d'une chèvre, un mouton d'un mouton ? L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d'un autre homme), ce n'est pas l'individualité même que notre œil saisit, c'est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique. 
Bergson, Le Rire.