Vivre
consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression
utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres
impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je
regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et
je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que
j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ;
ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce
qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc
de la réalité qu'une simplification pratique. Dans la vision qu'ils me
donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l'homme sont effacées, les ressemblances utiles à l'homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l'avance où mon action s'engagera. Ces routes sont celles où l'humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j'en pourrai tirer.
Et c'est cette classification que j'aperçois, beaucoup plus que la
couleur et la forme des choses. Sans doute l'homme est déjà très
supérieur à l'animal sur ce point. Il est peu probable que l'œil du loup
fasse une différence entre le chevreau et l'agneau ; ce sont là, pour
le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir,
également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la
chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d'une chèvre, un
mouton d'un mouton ? L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir.
Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un
homme d'un autre homme), ce n'est pas l'individualité même que notre œil
saisit, c'est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de
formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront
la reconnaissance pratique.
Bergson, Le Rire.
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