Celui qui pourrait regarder à
l’intérieur d’un cerveau en pleine activité, suivre le va-et-vient des atomes et
interpréter tout ce qu’ils font, celui-là saurait sans doute quelque chose de
ce qui se passe dans l’esprit, mais il n’en saurait que peu de chose. Il en
connaîtrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes et mouvements
du corps, ce que l’état d’âme contient d’action en voie d’accomplissement, ou
simplement naissante : le reste lui échapperait. Il serait, vis-à-vis des
pensées et des sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans
la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font
sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. Sans doute, le
va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raison
d’être dans la pièce qu’ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous
pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n’est pas vraie, et la
connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce
qu’il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels
on la scande. Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était
parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se
passe dans le cerveau pour un état d’âme déterminé ; mais l’opération inverse
serait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un même état du
cerveau, entre une foule d’états d’âme différents, également appropriés…Le
cerveau ne détermine pas la pensée ; et par conséquent, la pensée, en grande
partie du moins est indépendante du cerveau.
Henri
Bergson, L’Énergie
spirituelle, 1911
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