Dans ce dialogue de Platon consacré à la rhétorique, c’est le rhéteur (ou
orateur) Gorgias (~483-~375 av. J.-C.) de la cité de Léontinoï (actuelle
Sicile) qui parle dans ce passage.
J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres
médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de
se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci
n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la
rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu
voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre
réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que
le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut.
Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se
fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur
lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus
persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de
la rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique
comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas
s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le
pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à
s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison
pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non
plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu
robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre
parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et
chasser de la cité les pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes :
car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user
avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et
non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se
servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les
maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable
de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique.
Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de
manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets
qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de
leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il
pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec
justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé
à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le
mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des
villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son
élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use
mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
Platon (~428-~347 av. J.-C.), Gorgias.
Pugilat : sorte de boxe où il
fallait frapper uniquement la tête. Il était pratiqué aux Jeux Olympiques.
Pancrace : combat total. Il était
uniquement interdit d’enfoncer ses doigts dans les yeux de l’adversaire, voire
de le mordre. Il était pratiqué aux Jeux Olympiques.
Palestre :
lieu où on s’entraînait aux sportx de combat.
Pédotribe :
maître de gymnastique chargé également du régime alimentaire.
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