Le plus souvent on confond avec l'attention
une espèce d'effort musculaire. Cette espèce d'effort musculaire dans l'étude
est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention (...). La volonté,
celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est
l'arme principale de l'apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce
que l'on croit d'ordinaire, elle n'a presque aucune place dans l'étude.
L'intelligence ne peut être menée que par le
désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie.
L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie
d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs.
L'attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c'est un
effort négatif L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser
disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à proximité
de la pensée, mais un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses
connaissances qu'on est forcé d'utiliser. La pensée doit être, à toutes les
pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant
devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup
de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne
rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y
pénétrer.
Tous dans les versions, toutes les absurdités
dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries de style et
toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français,
tout cela vient de ce que la pensée s'est précipitée hâtivement sur quelque
chose et, étant ainsi prématurément remplie, n'a plus été disponible pour la vérité.
La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut
vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l'on remonte à la racine
(...).
Les biens les plus précieux ne doivent pas être
cherchés, mais attendus. La plénitude de l'amour du prochain, c'est simplement
d'être capable de lui demander : « Quel est ton tourment ? » (...) Pour cela il
est suffisant, mais indispensable, de savoir poser sur lui un certain regard. Ce
regard est d'abord un regard attentif, où l'âme se vide de tout contenu propre
pour recevoir en elle-même l'être qu'elle regarde tel qu'il est, dans toute sa
vérité.
Seul en est capable celui qui est capable
d'attention. Ainsi il est vrai, quoique paradoxal, qu'une version latine, un
problème de géométrie, même si on les a manqués, pourvu seulement qu'on leur
ait accordé l'espèce d'effort qui convient, peuvent rendre mieux capable un
jour, plus tard, si l'occasion s'en présente, de porter à un malheureux (...)
exactement le secours susceptible de le sauver.
SIMONE WEIL, Attente de Dieu, Librairie A.
Fayard, 1966.
Questions :
1 • Dégagez les articulations du texte.
2 • Expliquez : « L'attention est un effort...
mais c'est un effort négatif »
3 • Croyez-vous comme S. Weil que la volonté
telle qu'elle s'exerce dans le travail manuel « n'a presque aucune place dans
l'étude » (l. 6) ?
4 • Montrez que l'attention est ici une sorte
d'attente. Quels sont les caractères spécifiques de cette attente ?
5 • En quoi cette thèse vous semble-t-elle
paradoxale ? Êtes-vous d'accord avec l'auteur ? Dites pourquoi.
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