Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons,
le plus souvent, à lire des étiquettes
collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée
sous l’influence du langage. Car les
mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne
note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue
entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se
dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne
sont pas seulement les objets extérieurs,
ce sont aussi nos propres états d’âme qui
se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement
vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou
de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre
sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances
fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose
d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous
musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son
déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le
langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans
les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre
individu, l’individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos
où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par
l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle
s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous,
extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Henri Bergson Le
Rire (extrait)
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