il n'y a pas chez l'homme de signes naturels (…) on ne pourrait parler de « signes naturels" , que si , à des « états de conscience » donnés, l'organisation anatomique de notre corps faisait correspondre des gestes définis . Or en fait la mimique (1) de la colère ou celle de l'amour n'est pas la même chez un japonais et chez un occidental, plus précisément, la différence des mimiques recouvre une différence des émotions elle-mêmes. Ce n'est pas seulement le geste qui est contingent à l'égard de l'organisation corporelle , c'est la manière même d'accueillir la situation et de la vivre . le japonais en colère sourit , l'occidental rougit et frappe du pied ou bien pâlit et parle d'une voix sifflante. il ne suffit pas que deux sujets conscients aient les mêmes organes et le même système nerveux pour que les mêmes émotions donnent chez tous deux les mêmes signes. ce qui importe c'est la manière dont ils font usage de leur corps (…) et de leur monde dans l'émotion . L'équipement psychophysiologique (2) laisse ouvertes quantités de possibilités il n'y a pas plus ici que dans le domaine des instincts une nature humaine donnée une fois pour toutes . l'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique . il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère où d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table . les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots . Même ceux qui , comme la paternité , paraissent inscrits dans le corps humain , sont en réalité des institutions . il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme , comme on voudra dire , en ce sens qu’il n'est pas un mot , pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique - et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale , ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l' équivoque qui pourrait servir à définir l'homme. .
Maurice Merleau-Ponty , phénoménologie de la perception . 1945 .
(1)Mimique : expression du visage révélant une émotion.
(2) Psychophysiologique : qui relève à la fois du corps et de l'esprit.