Monday, 25 May 2015

Sartre, Morale et esthétique

La Morale et esthétique 

Situation 

Sartre évoque la théorie de l’acte gratuit de Gide.

Dans les caves du Vatican, ouvrage fameux de Gide, vous avez un personnage Lafcadio, qui décide sans raison de tuer un vieux Monsieur en le jetant hors d’un train, sans motivation explicite, sans haine, sans pitié.

C’est un acte gratuit qui prouve son libre arbitre, puisqu’il choisit de faire quelque chose d’absurde, de tuer un vieux monsieur sans raison.


La réponse de Sartre, c’est que cette théorie n’est pas du tout sa théorie de la liberté.
( On remarquera qu'André Breton fait référence à ce type d'action libre lorsqu'il déclare que l'acte surréaliste par excellence serait de tirer un coup de pistolet dans la foule).


Pour Gide, la liberté pure peut donc me conduire à faire quelque chose d’absurde.
Pour Sartre, c’est l’inverse, la liberté donne un sens à mon existence.
Pourquoi ?

Ce n’est pas en effet  parce que je suis libre que je peux faire n’importe quoi ! Bien au contraire.
( Je vous renvoie à la page 70 de l'ouvrage, Sartre y déclare qu'être libre ce n'est pas vouloir simplement 'sa" liberté, mais aussi vouloir celle des "autres", ce qui n'est évidemment pas le cas de Lafcadio, du surréaliste ou de ceux qui confondent égoisme et libre-arbitre ).


En agissant , même si je suis seul au moment du choix, j’engage toute l’humanité.

Ce qui signifie que mon acte libre a des répercussions sur tous les êtres libres ( qui peuvent à leur tour choisir de m’imiter ou non ). Donc l’acte libre n’est pas un caprice. Le caprice c’est l’acte de l’enfant qui ne pense pas aux conséquences de son geste ou de sa décision. Au contraire pour Sartre l homme libre est "responsable", il porte le poids de la conséquence de ses actes.


Explication :

Dans ce texte Sartre explique le rapport qui existe entre l'art et la morale.
Cette notion est importante car  il s'adresse aux intellectuels, aux artistes et aux hommes de lettres. Certains d'entre eux ont lu "La nausée", mais ne saisissent pas très bien l'existentialisme comme "philosophie".

D'autre part on pourrait percevoir l'existentialisme comme un mouvement purement littéraire, comme un projet qui concerne exclusivement les "belles-lettres". Sartre insistera donc sur ces deux points que vous devez bien identifier et souligner dans votre explication:



1) La morale de Sartre n’est pas une morale esthétique.



Expliquons les termes tout d'abord :

La morale c’est la science du bien.
L’esthétique c’est la science du beau.

Refuser une "morale esthétique" qu’est ce que cela signifie ?

Il ne faut pas confondre le beau et le bien. Comme Malraux par exemple qui trouve que l’action héroïque est « belle » ou « grande ».

Pour Sartre ce qui importe ce n’est pas la beauté de l’acte , mais son coefficient de liberté.

Il ne s’agit pas de vivre comme un esthète ( car l’esthète qui transforme a vie en œuvre d’art pourrait transformer sa cellule en œuvre d’art, ou voir dans le spectacle de la pauvreté une œuvre d’art ).

Il s’agit plutôt  de vivre comme un homme libre, adopter non pas une morale esthétique mais une morale existentialiste.


2) Toutefois, on peut comparer l’action bonne et de l’œuvre d’art.


Pour expliquer cela , Sartre prend l’exemple de l’artiste.

Pourquoi ? Quel rapport existe-t-il entre l’artiste et l’homme moral ?


Les deux hommes sont confrontés à l’idée de la liberté.:« Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain ».

Personne ne peut vous dire également ce qu’il faut faire.

CAD que Pour Sartre, on ne devient pas un artiste en appliquant des règles.
On devient un artiste en inventant et en créant,  en produisant ses propres règles.

De la même manière on n’est pas un homme moral en suivant une morale a priori, déjà existante, mais en créant ses propres lois.

Sartre reprend ici l’idée de Kant qui oppose l’hétéronomie, le fait de se conformer à un modèle déjà existant, et l’autonomie, le fait d’inventer ses propres lois.


Afin d'illustrer cette comparaison , Sartre choisit deux exemples figurant la liberté de l'artiste et la liberté de choix de l'homme moral. Vous insisterez dans votre explication sur l'aspect pédagogique de cette conférence ( Sartre évite volontairement les formules abstraites de l’Être et le Néant , il limite le vocabulaire technique à l'essentiel ).



3) Exemples de Picasso et  de l’élève


a) Picasso est justement le parangon de l'homme libre.

En effet dans les périodes qui précèdent 1904 , en gros la période bleue et la période rose. Picasso est encore sous l’influence du Greco et des maîtres de l;a peinture espagnole dans de nombreux tableaux.

Il a en quelque sorte un modèle a priori " dans la tête " et son idéal c est de coller à cette idée a priori.

Or après 1904, Picasso invente les règles du cubisme :

Avec G Braque, il invente une forme nouvelle de représentation du réel où celui-ci est peint sous forme de multitude de petits carrés ou figures angulaires , capables d'évoquer des objets tout en les déformant.



http://www.clioetcalliope.com/oeuvres/peinture/picasso/avignon.jpg
Picasso Les demoiselles d'Avignon



« Il n’y a pas de valeurs esthétiques a priori » .

Quand Picasso crée les demoiselles d’Avignon en 1907, il invente la peinture, il ne  reproduit pas un schème préexistant.

b) l’élève



De même il n’y a pas de valeur morale a priori. quand l’élève de Sartre choisit de s’engager dans l a résistance ou de rester auprès de sa mère , il invente un monde moral qui n’est pas donné d’avance, mais il crée la possibilité même de la morale.

Lorsque l’élève choisit sa mère ou la résistance, il n’est pas sujet à un caprice, il n’agit pas de manière irréfléchie et saugrenue.

Son choix témoignera d’un engagement responsable et assumé.

Dans ce sens une action morale est bien une œuvre comme quand l’on parle de l’œuvre d un artiste. D ailleurs en français on parle des « bonnes œuvres » ce qui signifie que la morale nous permet de créer et d’inventer des produits permettant de secourir autrui ou d’alléger les souffrances de l’humanité.

En morale comme en art , tout est affaire d'invention et de création.


Conclusion :

Toutefois se pose alors un problème : Si chacun invente sa loi, n’y a-t-il pas un risque d’aboutir à des morales divergentes ?

S’il y a une morale du pacifiste et une morale du belliciste, devons nous les accepter toutes les deux sous le prétexte qu elles ont été inventées ou revendiquées par quelqu’un ?

Le fait de vouloir et de s'engager dans un projet suffit-il à consacrer sa moralité ?

Si j’invente toutes les règles, alors est-ce que je ne tombe pas dans le relativisme moral ? Par exemple pourquoi n’y aurait –il pas une morale de l’existentialiste et une morale de la mauvaise foi ?


Il faudra cependant rappeler que Sartre insiste toujours sur l'idée de responsabilité.
Cette idée rétrécit le champ du possible: il s'agit non pas d'agir sans réfléchir, mais a contrario de poser de la manière la plus grave et la plus responsable la question de la liberté.

Car nous serons jugés par les autres qui eux aussi sont libres.
Il y a donc bien chez Sartre un tribunal, comme chez Kant.
Kant a inventé le tribunal de la raison où celle-ci se juge elle-même.
Chez Sartre, il existe un tribunal de la liberté : nous ne sommes pas dans le caprice de Gide mais dans la responsabilité, toujours jugée et évaluée par les autres libertés.

Friday, 8 May 2015

Adam Smith. l’échange même égoïste conduit à l’intérêt général : la main invisible



« En dirigeant (l’industrie nationale) de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, chaque individu ne pense qu’à son propre gain ; en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent de manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler… »

"Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du boulanger ni du brasseur que nous attendons notre dîner, mais de leur considération pour leur propre intérêt. "

Adam Smith, La richesse des Nations, 1776

Marcel Mauss, le don peut avoir la forme d'un échange: le potlatch

Mais, dans ces deux dernières tribus du nord-ouest américain et dans toute cette région apparaît une forme typique certes, mais évoluée et relativement rare, de ces prestations totales. Nous avons proposé de l’appeler potlatch, comme font d’ailleurs les auteurs américains se servant du nom chinook devenu partie du langage courant des Blancs et des Indiens de Vancouver à l’Alaska. « Potlatch » veut dire essentiellement « nourrir », « consommer ». Ces tribus, fort riches, qui vivent dans les îles ou sur la côte ou entre les Rocheuses et la côte, passent leur hiver dans une perpétuelle fête : banquets, foires et marchés, qui sont en même temps l’assemblée solennelle de la tribu. Celle-ci y est rangée suivant ses confréries hiérarchiques, ses sociétés secrètes, souvent confondues avec les premières et avec les clans ; et tout, clans, mariages, initiations, séances de shamanisme et du culte des grands dieux, des totems ou des ancêtres collectifs ou individuels du clan, tout se mêle en un inextricable lacis de rites, de prestations juridiques et économiques, de fixations de rangs politiques dans la société des hommes, dans la tribu et dans les confédérations de tribus et même internationalement. Mais ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé (d’ordinaire grand-père, beau-père ou gendre). Il y a prestation totale en ce sens que c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de son chef. Mais cette prestation revêt de la part du chef une allure agonistique très marquée.
Marcel Mauss, Essai sur le don, © PUF, coll. « Quadrige », 10e éd., 2001, p. 269-270.

Kant : la morale ne nous rend pas heureux mais digne du bonheur.


 "La morale n'est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes. Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu'il la possède est en harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir facilement que tout ce qui nous donne la dignité dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain bien la condition du reste ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là qu'on ne doit jamais traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur, c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait comment devenir heureux, car elle n'a exclusivement affaire qu'à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l'obtenir. Mais quand elle a été exposée complètement (elle qui impose simplement des devoirs et ne donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s'est éveillé le désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui n'a pu auparavant naître dans une âme intéressée, quand, pour venir en aide à ce désir, le premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée aussi doctrine du bonheur, parce que l'espoir d'obtenir ce bonheur ne commence qu'avec la religion".

Emmanuel Kant, Critique de ia raison pratique (1788), trad. F. Picavet, Éd. PUF, coll. Quadrige, 5'éd, 1997, p. 139.

Schopenhauer : Notre existence n’est qu’une oscillation permanente de la souffrance a l’ennui


« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême lui-même n’est qu’apparent : le désir satisfait fait aussitôt place à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes des sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché à une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré ».

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation (1819)

Epicure: le bonheur est le plaisir en repos de l'âme

C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivrede peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peuque nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d'autre part, du pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux et inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes.

Calliclès: Le bonheur réside dans la satisfaction de tous les désirs



CALLICLÈS – si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée de tout le monde. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que l’intempérance est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté. Car pour ceux qui ont hérité du pouvoir ou qui sont dans la capacité de s’en emparer (…), pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus mauvais que la tempérance ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne n’y fasse obstacle (…) La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : si la vie facile, l’intempérance, et la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font l’excellence et le bonheur. Tout le reste, ce ne sont que de belles idées, des convention faites par les hommes et contraires à la nature, rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.

Platon, Gorgias

Aristote, le bonheur est le bien suprême

« Revenons encore une fois sur le bien qui fait l'objet de nos recherches, et demandons-nous ce qu'enfin il peut être. Le bien, en effet, nous apparaît comme une chose dans telle action ou tel art, et comme une autre chose dans telle autre action ou tel autre art : il est autre en médecine qu'il n'est en stratégie, et ainsi de suite pour le reste des arts. Quel est donc le bien dans chacun de ces cas ? N'est-ce pas la fin en vue de quoi tout le reste est effectué ? C'est en médecine la santé, en stratégie la victoire, dans l'art de bâtir, une maison, dans un autre art c'est une autre chose, mais dans toute action, dans tout choix, le bien c'est la fin, car c'est en vue de cette fin qu'on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s'il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c'est cette chose-là qui sera le bien réalisable, et s'il y a plusieurs choses, ce seront ces choses là [...] Or, ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose : au contraire l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute autre vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque même si aucun avantage n'en découlait pour nous, nous les choisissons encore) aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n'est jamais choisi en vue de ces biens, ni d'une manière générale en vue d'autre chose que lui-même[...] On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions" .

Aristote (IV siècle avant JC) Ethique à Nicomaque Livre I Chapitre 5 pp54-55-56-57 Traduction Jean Tricot

Spinoza :Le libre-arbitre est une illusion, nous sommes déterminés à exister et à agir

Le libre-arbitre pour Spinoza est tout simplement une illusion.

"J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu'il existe par la seule
nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu'il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité. Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple: une pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu'il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut."

Spinoza (Lettre à Schuller, LVIII)

LA Fontaine : Le loup et le chien, illustration de la liberté physique


« Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
« Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d'assuré : point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons, sans parler de mainte caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? Rien ? - Peu de chose.
- Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encore. »

La Fontaine, 1668.

Kant : Etre moral c’est obéir à la Loi morale et non à ses inclinations




« Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de
certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de
vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie
autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui, en tant qu’il
est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme
au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale
véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par
exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord
avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable,
mérite louange et encouragement, mais non respect; car il manque à la maxime la
valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination,
mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par
un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort
d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres
malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop
absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune
inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité
mortelle, et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination,
uniquement par devoir alors seulement son action a une véritable valeur morale.
Je dis plus : si la nature avait mis au cœur de tel ou tel peu de sympathie, si
tel homme (honnête du reste) était froid par tempérament et indifférent aux
souffrances d’autrui, peut-être parce qu’ayant lui-même en partage contre les
siennes propres un don spécial d’endurance et d’énergie patiente, il suppose
aussi chez les autres ou exige d’eux les mêmes qualités; si la nature n’avait
pas formé particulièrement cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus
mauvais ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore
en lui de quoi se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut
avoir un tempérament naturellement bienveillant? A coup sûr! Et c’est ici
précisément qu’apparaît la valeur du caractère, valeur morale et
incomparablement la plus haute, qui vient de ce qu’il fait le bien, non par
inclination, mais par devoir […]»


KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, Première Section, Le Livre de Poche, pp.66-67.

Rousseau : La morale repose sur le sentiment et non sur la réflexion


La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation.

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité.