Monday, 6 October 2014

Le Mythe de la naissance d'Eros

Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros, fils de Métis. Le dîner fini, Pénia, voulant profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier et se tint près de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait pas encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l'Amour. Aussi l'Amour devint-il le compagnon et le serviteur d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu'il est naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle.
Etant fils de Poros et de Pénia, l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et, loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence ni dans l'opulence, et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, [204] et voici pourquoi. Aucun des dieux ne philosophe ni ne désire devenir savant, car il l'est; et, en général, si l'on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants; car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas. 

Platon. Le Banquet Traduction Émile Chambry, 1922

Discours d'Aristophane

Le Banquet de Platon, extraits du discours d'Aristophane

L’humanité primitive



« Or, ce qu’il vous faut commencer par apprendre, c’est quelle est la nature de l’homme et quelle en a été l’évolution ; car autrefois notre nature n’était pas celle que précisément elle est aujourd’hui, mais d’une autre sorte. Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ; non pas deux comme à présent, mais, en outre du mâle et femelle, il y en avait un troisième, qui participait de ces deux autres ensemble, et dont le nom subsiste de nos jours, bien qu’on ne voie plus la chose elle-même : il existait alors en effet un genre distinct androgyne, qui, pour la forme comme pour le nom, participait des deux autres ensemble, du mâle comme de la femelle ; ce qui en reste à présent, ce n’est qu’une dénomination, tenue pour infamante. Deuxièmement, chacun de ces hommes était, quant à sa forme, une boule d’une seule pièce, avec un dos et des flancs en cercle ; il avait quatre mains et des jambes en nombre égal à celui des mains ; puis, sur un cou tout rond, deux visages absolument pareils entre eux, mais une tête unique pour l’ensemble de ces deux visages, opposés l’un à l’autre ; quatre oreilles ; parties honteuses en double ; et tout le reste comme cet aperçu permet de le conjecturer ! Quant à la démarche de cet être, elle pouvait se faire comme maintenant en droite ligne dans telle direction qu’il souhaitait ; ou bien, quand il entreprenait de courir vite, c’était à la façon d’une culbute et comme quand, en faisant la roue, on se remet d’aplomb dans la culbute par une révolution des jambes : en s’appuyant sur les huit membres qu’il possédait alors, l’homme avançait vite, à faire ainsi la roue ! [...] Leur force et leur vigueur étaient d’ailleurs extraordinaires, et grand leur orgueil. Or, ce fut aux dieux qu’ils s’attaquèrent, et ce que rapporte Homère d’Éphialte et d’Otos, auxquels il fait entreprendre l’escalade du ciel, a rapport à ces hommes-là et à leur intention de s’en prendre aux Dieux.



Origine de l’humanité actuelle.



« Sur ces entrefaites, Zeus et les autres Dieux délibéraient de ce qu’il leur fallait faire, et ils en étaient fort en peine : pour eux il n’y avait moyen en effet, ni de faire périr les hommes et d’en anéantir l’espèce comme ils avaient fait des Géants, en les foudroyant ; car c’eût été l’anéantissement, pour eux-mêmes, des honneurs et des offrandes qui leur viennent des hommes ; ni de leur permettre cette attitude impudente : « Je crois bien, dit enfin Zeus après s’être bien fatigué à y réfléchir, que je tiens un moyen de faire, à la fois qu’il y ait des hommes et que, étant devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur insolence. À cette heure en effet, poursuivit-il, je m’en vais sectionner chacun en deux, et, en même temps qu’ils seront plus faibles, en même temps ils seront pour nous d’un meilleur rapport, du fait que le nombre en aura augmenté. En outre, ils marcheront sur leurs deux jambes, en se tenant droit. Mais si à notre jugement, leur impudence continue et qu’ils ne veuillent pas se tenir tranquilles, alors, conclut-il, à nouveau je les couperai encore en deux, de façon à les faire déambuler sur une seule jambe, à cloche-pied...




Condition désirante de l'homme

 Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s'embrassant et s'enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble [...]

C'est de ce moment que date l'amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l'amour recompose l'ancienne nature, s'efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. [...] Notre espèce ne saurait être heureuse qu'à une condition, c'est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l'être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »



  1950.

Empédocle. Le désir a toujours existé.

Et jamais le changement ne cesse son perpétuel devenir
soit que l'Attraction amène tout à l'unité
soit que la Répulsion disloque et dissocie ce que
l'Attraction a uni.
Ainsi dans la mesure où l'un est toujours né du multiple
et où, de l'unité disloquée, le multiple toujours
s'est constitué,
les êtres et les choses naissent et disparaissent, car
leur temps n'est pas sans limite.
Mais dans la mesure où jamais le changement n'arrête
son perpétuel devenir,
tout existe perpétuellement immuable dans le cycle
du temps.

Empédocle d'Agrigente

Flaubert. La naissance du désir

Ce fut comme une apparition : Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu. Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour
dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière. Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. 

Flaubert, L’Éducation sentimentale

Comte


Par une nécessité invincible, l’esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l’observation ? On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l’homme puisse s'observer lui-même sous le rapport des passions qui l’animent, par cette raison, anatomique, que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors ; car tout état de passion très prononcé, c’est-à-dire précisément celui qui serait le plus essentiel d’examiner, est nécessairement incompatible avec l’état d’observation. Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a impossibilité manifeste. L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ?
Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément contradictoires elle conduit immédiatement ! D’un côté, on vous recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel ; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l’observation intérieure ? D’un autre côté, après avoir, enfin à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devez vous occuper à contempler les opérations qui s’exécuteront dans votre esprit lorsqu’il ne s’y passera plus rien ! Nos descendants verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène.
Extrait de Cours de philosophie positive - Auguste Comte 
 
 


Les écrivains comme les philosophes doivent se poser la question de l’écriture de soi : il arrive qu’au-delà des phénomènes extérieurs, l’homme de lettres, le moraliste ou le psychologue soient tentés par l’observation des phénomènes internes, de ce que l’on nomme des « états d’âme ». Mais tout cela ne va pas sans difficultés et Stendhal, amateur du Journal intime, posait déjà la question cruciale : « comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? »
Dans ce passage tiré du Cours de philosophie positive, Auguste Comte pose une question similaire et  applique les principes de la philosophie positive à l’analyse de l’introspection. Sa thèse est claire, même tranchante : l’idée même de l’introspection est une pure contradiction (« Par une nécessité…observation ? »). Afin de défendre son argument, il va procéder à l’analyse successive de ce que nous trouvons en nous-mêmes à savoir deux facultés qui sont le désir et la raison, les passions et l’intellect. L’examen des passions, prima facie, ne présente selon lui qu’un intérêt scientifique très limité (« On conçoit …observation »). Dans un deuxième temps, il s’intéresse à l’examen des « phénomènes intellectuels » et conclut à la stricte impossibilité de cette observation (« Mais, quant à observer…lieu ? »). Enfin le dernier paragraphe du texte revient sur le statut de « cette prétendue méthode psychologique « et considère que l’observation de soi ne peut que vider la pensée de tout contenu ». Peut-on aller jusqu’à dire comme le fait ici Auguste Comte que la méthode introspective ne présente aucune valeur scientifique ? Faut-il rejeter définitivement le « connais-toi toi-même » socratique hors des limites de la pensée rationnelle et rigoureuse ? L’observation de soi n’est-elle qu’un projet vide de sens et dénué de tout fondement ? La logique positiviste qui sous-tend toute cette argumentation n’est-elle pas elle-même source de nombreux présupposés et préjugés sur le travail de l’intellect ? 

L’idée principale du texte est exposée dès l’incipit: « Par une nécessité invincible, l’esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres ». Dans cette affirmation se trouvent deux idées qui sont présentées sous la forme de l’évidence : la première postule que l’esprit peut observer tous les phénomènes. Ceci semble en effet attesté par la démarche expérimentale : cette dernière considère que tout fait empirique, capable d’observation devient un « phénomène » dans la mesure où il existe une loi susceptible d’en rendre compte. Comme le dit l’étymologie, le « phainomenon » est cela même qui apparait (« phainen »), qui se dévoile à nous dans l’observation du monde sensible. Le phénomène s’oppose donc à deux notions : à la différence du simple « fait », le phénomène suppose toujours une théorie pouvant en rendre compte, il n’est pas non plus une « chose » qui elle demeure indéterminée (on sait à quoi on a affaire dans le phénomène, par contre le contenu véritable de la réalité de la chose peut nous échapper). Ainsi la science peut observer « tous » les phénomènes : cela ne signifie pas qu’elle connaisse la nature exacte de tout ce qui est, mais la totalité du réel peut devenir en droit, pour l’esprit savant, matière à observation. La seconde évidence comtienne repose sur l’impossibilité d’observer ses propres phénomènes internes. Car il y a dans l’esprit d’Auguste Comte comme un oxymoron dans l’expression « phénomène interne ou intérieur ». En effet le phénomène c’est bien ce qui se dévoile à moi, ce qui fait face à l’esprit attentif. Il y aurait donc une forme d’extériorité obligatoire dans toute expérience ou observation d’un phénomène. D’où la question obsédante du philosophe: « par qui sera faite l’observation » ?
Si le phénomène se présente toujours comme ce qui est « devant » l'observateur, ce qui se dévoile dans une certaine distance, comment l’observation de soi pourrait-elle avoir lieu puisqu’elle supprime toute forme de distance ou de recul ? C’est donc au nom de la logique et plus exactement du principe de non-contradiction que l’introspection sera examinée : parce que l’observation par définition crée des « phénomènes » (des faits observables pour une théorie) et parce que le phénomène est « nécessairement » extérieur à moi, l’observation de soi devient une formule purement contradictoire. On ne saurait à la fois être sujet de l’observation et objet observé. Que signifie donc s’observer soi-même ? Pour le savoir, il faut s’intéresser au contenu de nos pensées et de nos représentations. Que trouvons-nous en nous-mêmes qui pourrait se livrer à une observation possible ? Le désir et la raison. Si comme le prétendait Descartes « par le mot de pensée, j’entends tout ce que j’aperçois immédiatement en moi-même », on peut séparer l’observation intérieure en deux domaines : l’observation des « phénomènes moraux » qui concernent tout ce qui aurait un rapport avec le désir, la passion et la volonté. Mais également l’observation des « phénomènes intellectuels », qui elle s’occuperait exclusivement des opérations logiques de plus haut niveau, des saisies réflexives et plus abstraites de nos opérations mentales. C’est cette distinction, somme toute assez classique qui va guider l’analyse de Comte. S’observer c’est essentiellement observer le fonctionnement des passions et l’exercice de la raison. On pourrait bien sûr se demander s’il n’y a pas d’autres facultés de l’esprit qui sont négligées, comme la sensation ou l’imagination, l’observation de la rêverie ou de la vision qui ne relevent visiblement pas des domaines ici envisagés par Auguste Comte. Il n’en reste pas moins que l’observation des désirs et du raisonnement ont été des sujets privilégiés d’étude pour la philosophie morale et pour l’épistémologie (philosophie des sciences). Les questions posées par le texte ont donc un intérêt théorique certain. 

Dans le domaine de la moralité, la première remarque de Comte semble s’en prendre au principe qu’il a lui-même préalablement posé : l’homme prétend-il peut en effet « s’observer lui-même sous le rapport des passions qui l’animent. ». N’est-ce pas ici contredire le propos précèdent, puisqu’était affirmé quelques lignes auparavant le précepte de l’impossibilité de l’observation de soi ? Il faut ici rappeler qu’au dix-neuvième siècle les progrès de la médecine et les théories du médecin allemand Gall incitent à penser que chaque opération mentale a sa source dans le fonctionnement d’un organe distinct ou d’une partie distincte du cerveau. Ainsi le siège des émotions ne se trouverait pas situé au même endroit que le siège de la réflexion ou celui de la métaphysique. C’est donc en fonction d’une différence « physique » ou «anatomique» que l’observation morale est rendue possible. Les organes des passions « sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices ». Quand bien même la science sur laquelle s’appuie Auguste Comte (fortement influencée par la phrénologie de Gall et par les discussions médicales de l'époque sur les localisations cérébrales) serait considérée aujourd’hui comme fantaisiste, il n’en reste pas moins qu’elle a selon lui le mérite d’expliquer la possibilité de l’observation morale par « l’anatomie ». Si le cerveau est différent du cœur, ou si à l’intérieur du cerveau des parties distinctes entrent en jeu comme dans une mécanique où chaque centre commande une opération distincte, alors l’analyse morale de soi par soi est rendue possible. Et Comte de citer l’expérience commune comme preuve de cette possibilité. Chacun a pu faire l’expérience d’un compte-rendu littéral des passions qui nous habitent : chacun a l’occasion dit-il de « faire de telles remarques ». La tenue d’un simple journal intime ou l'existence même du récit autobiographique témoignent de cette tentative toujours renouvelée de connaissance de soi. Toutefois il faut admettre que la possibilité d’un tel récit de soi ne signifie en rien qu’il représente un intérêt quelconque pour la science. Ces remarques « ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique ». Qu’est-ce à dire ? Et en quoi peut-on parler d’évidence ?
Avouons qu’Auguste Comte est plutôt laconique sur ce point. En effet au nom de quoi juger que les millions de pages présentes dans la littérature universelle consacrées au simple « récit de soi » sont sans grande importance pour la science ? N’est-ce pas d’ailleurs croire que cette même science est nécessairement juge de la valeur des choses ? N’est-ce pas ici une des limites du positivisme qui parfois se rapproche du scientisme (doctrine considérant que l’unique valeur possible est celle reconnue par la science) ? On peut cependant conjecturer qu’Auguste Comte vise ici la singularité des récits autobiographiques. Chaque restitution de sa propre existence est fondée sur une démarche singulière, individuelle. Or la science comme le répète Aristote repose sur le général. Il n’y a de science que du général. Comment à partir des Confessions de Rousseau, du Journal d’Amiel ou de la vie d’Henry Brulard tirer un enseignement « général » susceptible d’intéresser la science ? Voilà la « limite » de l’observation morale dénoncée dans notre texte : on peut certes parler de soi, mais parler de soi n’est pas atteindre le niveau d’universalité exigée par la science. Parler de soi c’est en rester à l’analyse de ce qui est singulier en nous. C’est sans doute la raison pourquoi Comte ne semble attacher que peu d’intérêt à ces formes de littérature centrées sur le Moi. Le discours sur soi est une entreprise littéraire, mais la science elle se propose de parler de « nous ». Sans cette exigence d’universalité, tout intérêt scientifique semble s’évanouir.
Il existe un autre reproche que Comte adresse à la réflexion morale c’est l’impossibilité de s’observer au cœur de la passion et des « tempêtes de l’âme » : « tout état de passion très prononcée…est nécessairement incompatible avec l’état d’observation ». Qu’est-ce qui fonde donc cette incompatibilité ? Deux choses sont dites incompatibles lorsqu’elles ne peuvent exister dans un même temps ou partager un même espace. En quoi passion et observation sont–elles pensées comme inconciliables ? Ce qui définit le mouvement passionnel c’est l’intérêt poussé au plus haut point. Le passionné est l’homme qui attache un intérêt exclusif à l'objet de sa passion, qui forme pour lui une idée fixe et occupe la totalité de son esprit. A l’inverse l’attitude d’observation préconisée par la science suppose un comportement désintéressé, une forme de détachement systématique et méthodique qui va permettre l’analyse détaillée et sérieuse. Comment donc observer une passion violente puisqu’elle semble interdire de facto l’étude scientifique désintéressée ? Comment être intéressé (passionné) et désintéressé (observateur) dans un même temps ? Et c’est pourtant dans l’examen de ses formes extrêmes que la passion peut nous révéler sa propre nature : alors que cet état de paroxysme serait « essentiel » à l’analyse, il l’interdit aussitôt car il n’est pas compatible avec l’observation sereine des phénomènes, c’est-à-dire avec l’ethos de la démarche scientifique. Qu’en conclure sinon que l’observation morale, si importante dans la littérature universelle ne peut véritablement intéresser la science, mais à la rigueur les poètes ?
Il y a cependant plus grave. Car si la science et la littérature peuvent coexister, il ne saurait être question d’établir une recherche fondée sur une « impossibilité manifeste». Si l’observation morale est possible mais inintéressante car vague et approximative, l’observation intellectuelle de soi nous plonge dans une contradiction si forte qu’elle en devient absurde :« quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a impossibilité manifeste ». Qu’est-ce donc que cette observation intellectuelle et en quoi diffère-t-elle de l’observation morale ? Dans la passion, l’esprit est livré au désir dans ses différentes manifestations, par contre il est ici question d’un autre domaine : de l’activité de la raison pure, d’une raison qui serait dégagée de tout affect, de l’emprise de toute émotion. Même si Comte n’illustre pas ici les activités en question, on peut les deviner grâce au verbe qu’il emploie : « raisonner ». L’observation intellectuelle de soi consiste à s’observer alors que nous sommes en train de raisonner, d'effectuer des calculs mathématiques ou des inférences logiques. On peut penser ici à un mathématicien, plongé dans le détail d’une preuve, qui essaierait de s’observer alors qu’il est « en train » de réaliser cette opération mentale. Ou alors à un joueur d’échecs qui en même temps qu’il est en train de jouer, analyserait les différentes stratégies auxquelles il pense successivement pendant qu’elles sont en train de naitre dans son intelligence. Ces situations ne peuvent être que fictives pour Auguste Comte, car elles concernent le « même » organe : « L’organe observé et l’organe observateur étant dans ce cas identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? » Encore une fois, l’argumentation repose sur une impossibilité anatomique, physiologique qui produit une contradiction logique : un même organe ne peut accomplir deux taches
à la fois, et l’observation de soi suppose un dédoublement qui ne peut avoir lieu : on ne peut penser et penser que l’on pense, raisonner et s’observer raisonnant, calculer et s’épier calculant. 

Quelle est donc la conclusion à laquelle aboutit le texte ? Il s’agit de revenir sur cette « méthode psychologique » de l’introspection. Elle ne saurait avoir la moindre valeur, « elle est donc radicalement nulle dans son principe ». On ne saurait être plus sévère a l’égard de certaines facettes de la psychologie du dix-neuvième siècle. En effet pour que cette méthode eût une valeur quelconque, il faudrait plonger son esprit dans un « sommeil intellectuel », c’est-à-dire réduire à néant toute activité mentale afin de pouvoir consacrer ses forces à l’observation. Or observer un néant d’activité conduit à une non-observation. L’examen du vide de l’esprit ne peut être qu’une opération futile puisqu’il ne « s’y passera plus rien ». . On ne peut à la lecture de ces lignes que penser à un mot : le « nihilisme » la doctrine du rien (nihil) ou du vide, qui poussée a l’extrême peut conduire au désespoir ou à des effets comiques (ce que un siècle plus tard le théâtre de l’absurde mettra en scène). Il est bon de noter que la dernière phrase du texte dans une ironie mordante annonce et préfigure ces « prétentions transportées un jour sur la scène ». Les contradictions exacerbées des faux-savants ne sont pas sans produire un effet comique et Comte est persuadé que les dramaturges futurs s’empareront du sujet de l’introspection et moqueront les procédés de cette fausse science comme Molière avait ridiculisé la médecine de son temps. Mais peut-on suivre Auguste Comte dans sa caractérisation si impitoyable de l’examen de soi ? A adopter son analyse et les adjectifs qui témoignent de la nature de cette introspection (« nulle », « impossible », « contradictoire », « prétentieuse »), rien ne saurait sauver l'idée même de cette pratique si ancienne, puisqu’elle a pour origine le « connais-toi toi-même » de Socrate.
Cette entreprise est-elle aussi futile que le père du positivisme le prétend ? Si nous écoutons l’un des adeptes de cette méthode, Saint Augustin, qui eut le mérite de réfléchir toute sa vie au sens de l’injonction socratique, on s’aperçoit qu’une autre réponse est possible. En effet, loin de rejeter l’introspection, Saint Augustin va en faire un principe de l’activité philosophique et de la démarche d'introspection chrétienne. Non seulement il ne faut pas railler, dit-il, ceux qui méditent, ceux qui s’analysent eux-mêmes, mais c’est même un devoir pour un chrétien et pour tout homme que de « rentrer en lui-même ». Savoir se retirer hors des sens et pratiquer cet exercice de recueillement intérieur est une exigence vitale, car sans cette connaissance de soi, aucun horizon moral ne peut se dessiner. Mais Saint Augustin était-il conscient des difficultés théoriques mises en lumière par notre texte ? Ne tombe-t-il pas dans ce tissu d’absurdités dénoncées par les positivistes ? Il y a dans l'entreprise philosophique antique une confiance dans le pouvoir de l’intellect qui tient au fait suivant : alors que pour Saint Augustin les sens sont incapable de se connaitre et que par l’exemple l’œil est incapable de se voir lui-même (s’il n’est pas face à un miroir), l’intelligence elle est capable de se connaitre elle-même et de s'auto-analyser. L’idée donc d’un récit de soi n’est donc pas nécessairement et foncièrement absurde. C’est ainsi que l’écriture des « Confessions », toute entière fondée sur l’introspection peut présenter selon lui une valeur certaine. Et comment Saint Augustin évite-t-il les pièges logiques de l’examen de conscience ? Comment peut-il s’observer lui-même et être « la matière de son livre » ? Tout simplement en écrivant non pas sur ce qu’il est, mais sur ce qu’il a été. En ce sens le récit de soi au passé semble autoriser une saisie réflexive puisque le Moi qui observe est bien un Moi distinct du Moi observé, le Moi présent, qui rédige les Confessions n’est pas le même que le Moi passé, et la contradiction vue par Auguste Comte semble dès lors disparaitre. Le récit rétrospectif permet assurément de distinguer le sujet de l’objet.

L’intérêt philosophique de ce passage est donc double : Auguste Comte établit ici un véritable credo positiviste, montrant que seule la science véritable, « positive », s’intéresse aux phénomènes et est capable d'en extraire des lois , et que c’est cette même science rationnelle qui doit s’établir juge des prétentions des autres disciplines morales et intellectuelles. En outre notre texte insiste sur l’impossibilité d’une psychologie fondée sur la seule introspection. L'alliance de la physiologie et de la psychologie semble être l'unique et nécessaire solution aux yeux d'Auguste Comte. Mais l’examen de soi conduit-il nécessairement à une forme d’irrationalité ? C’est une question que se posera également Sigmund Freud dans l’entreprise psychanalytique. Mais la réponse freudienne sera pas  aussi catégorique que celle apportée ici par Auguste Comte. Même si la conscience de soi ne peut nous apporter toute la lumière sur ce que nous sommes, ne faut-il pas cependant se livrer à l’examen de ses propres rêves, de ses oublis. de sa vie quotidienne ? Vouloir refuser tout crédit à l’auto-analyse n’est-ce pas gommer toute une dimension de la raison réflexive et de la découverte méthodique de soi ?

Alain. Le Freudisme

" Le freudisme, si fameux, est un art d'inventer en chaque forme un animal redoutable, d'après des signes tout à fait ordinaires, les rêves sont de tels signes , les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d'où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu'il y a d'indirect. Les choses de sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision , ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d'instinct offrait une riche interprétation. L'homme est obscur à lui-même, cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l'inconscient est un autre moi, un moi qui a ses préjugés, ses passions, et ses ruses, une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu'il n'y a pas de pensées en nous sinon par l'unique sujet, Je, cette remarque est d'ordre moral. "

Alain Éléments de Philosophie

Wednesday, 1 October 2014

Freud. Les blessures narcissiques.

Après Galilée et Darwin, la psychanalyse inflige à nouveau une cruelle blessure narcissique à l'humanité:

"Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis'. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale".

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), Ile partie, chap. 18, trad. S. Jankélévitch, Payot, colt. «Petite Bibliothèque», 1975, p. 266-267.

Freud Le psychisme et le complexe d'Oedipe


« L’étude des phénomènes hypnotiques nous a habitués a cette conception d’abord étrange que dans un seul et même individu, il peut y avoir plusieurs groupements psychiques, assez indépendants pour qu’ils ne sachent rien les uns des autres et qui tirent alternativement la conscience à eux. Des cas de ce genre que l’on appelle « double conscience », peuvent a l’occasion se présenter spontanément a l’observation. Si dans un tel clivage de la personnalité, la conscience reste constamment liée a l’un des deux états, on nomme cet état : « l’état psychique conscient », et l’on appelle inconscient celui qui en est séparé. »

Freud. Cinq Leçons sur la psychanalyse. P 43 


« Les rapports de l’enfant avec les parents, comme le prouvent l’observation directe de l’enfant et l’étude analytique de l’adulte ne sont nullement dépourvus d’éléments sexuels. L’enfant prend ses deux parents, et surtout l’un d’eux comme objet de désirs. D’habitude, il obéit a une incitation des parents eux-mêmes, dont les parents eux-mêmes, dont la tendresse porte un caractère nettement sexuel, inhibé il est vrai dans ses fins. Le père préfère généralement la fille. La mère le fils. L’enfant réagit de la manière suivante : le fils désire se mettre à la place du père, la fille, à celle de la mère. Les sentiments qui s’éveillent dans ces rapports de parents à enfants et dans ceux qui en dérivent entre frères et sœurs ne sont pas seulement positifs, c’est-à-dire tendres : ils sont aussi négatifs, c’est-à-dire hostiles. Le complexe ainsi formé est condamné à un refoulement rapide ; mais du fond de l’inconscient, il exerce encore une influence durable…Le mythe du roi Œdipe qui tue sa mère et prend sa mère pour femme est une manifestation peu modifiée du souhait infantile contre lequel se dresse plus tard, pour le repousser, la barrière de l’inceste ».

Freud Cinq leçons sur la psychanalyse, p 86