Monday, 1 December 2014

Les philosophes et la «bêtise»

Les philosophes et la «bêtise»

Elisabeth de Fontenay, philosophe et auteur de Le Silence des bêtes, ouvre notre dossier par un constat et une mise en garde. Oui, la frontière entre l’homme et l’animal s’efface et le débat entre « dualistes » et « continuistes » n’a plus lieu d’être. Pour autant, la difficulté est aujourd’hui pour la philosophie de réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise.
« Comme si l’homme avait été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il n’est absolument pas le couronnement de la création : chaque être se trouve à côté de lui au même degré de perfection », écrivait Friedrich Nietzsche. Par-delà ou en deçà de notre maîtrise du vivant, nous faisons désormais, pour le meilleur et pour le pire, l’expérience d’une communauté de destin avec les animaux. Leur proximité est à l’horizon de quelques-uns de nos problèmes les plus sensibles. Rappelons juste les épisodes de la vache folle et de la grippe aviaire qui, avec le scandale des conditions industrielles et mercantiles d’abattage et d’élevage, ont révélé le danger de contamination entre les espèces. On peut évoquer encore la proche faisabilité de greffes d’organes animaux à des humains ou la création de chimères, animaux hybrides, que rend désormais effective le génie génétique.
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie, pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au « naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction. L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa non-représentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?

Par Élisabeth de Fontenay

Philosophe spécialiste de la différence entre l’homme et l’animal, elle a publié une somme, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998). Également auteur de Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale (Albin Michel, 2008), elle a écrit une préface magnifique au poème de Lucrèce (trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 2009).

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