Le moi, ce grand mystère inutile
La quête de la connaissance de
soi est vouée à l’échec. Nous resterons à jamais une énigme pour
nous-mêmes et seul notre état civil prouve que nous existons. Tels sont
les arguments qu’avance, en malicieux démystificateur, le philosophe
Clément Rosset.
Clément Rosset |
Rappelons pour
commencer que la formule “Connais-toi toi-même” n’est pas de Socrate,
comme Platon contribue à nous le faire croire dans son Apologie de Socrate. Ce slogan, en grec gnothi seauton, était
inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes. C’est pourquoi il
faut voir dans cette formule un strict équivalent des promesses
imprimées sur les cartes des marabouts qu’on vous distribue à la sortie
du métro – “Je ferai revenir l’être aimé” – ou encore sur les caravanes
de Madame Soleil – “Venez connaître votre avenir”. Le peuple grec était
plutôt superstitieux, les temples attiraient nombre de pèlerins et de
gogos prêts à délier leurs bourses pour entendre la parole de l’oracle.
La promesse de se connaître soi-même était avant tout une bonne réclame.
On se fait beaucoup d’idées nobles, aujourd’hui, sur la sagesse
delphique, alors que la Pythie en transe vous livrait des paroles
obscures, payées à prix d’or, censées contenir des informations codées
sur votre futur : telle était la fameuse connaissance de soi des Grecs.
Vouloir se connaître soi-même, à mes yeux, c’est à la fois inutile et inappétissant. C’est en tout cas une recherche fondée sur un malentendu, parce qu’une telle connaissance est par nature impossible. Le philosophe anglais David Hume fut le premier à attirer l’attention sur l’impossibilité d’avoir accès à une authentique connaissance de soi ou, pour le dire autrement, à notre identité personnelle. Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates. Je peux savoir que j’ai chaud ou froid, que je suis en colère ou joyeux, que telle pensée ou telle chansonnette me trotte dans la tête. Il y a une collection de sensations et d’idées qui se promènent en moi. Cela constitue-t-il pour autant une unité, une totalité dont je peux faire le tour ? Non, rien ne m’assure de la continuité de mon être, si je le comprends comme un sujet psychologique. Je ne peux manipuler que les pièces détachées d’un ensemble qui me restera à jamais inconnu. Un mot de Montaigne anticipe d’ailleurs sur ces arguments avancés par David Hume dans son Traité de la nature humaine : “Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées.” Cette observation me paraît d’un immense bon sens, c’est pour moi une saine évidence et pourtant, lorsque j’ai publié mon essai Loin de moi, qui reprend cette thèse, les critiques contemporains ont pensé que je blaguais, que je soutenais un paradoxe par mauvais esprit.
En
réalité, l’objection de Hume quant à l’existence du moi, de l’antique
et fameux “je”, est si puissante qu’elle a tout simplement empêché
Emmanuel Kant de dormir. Elle l’a tiré de son sommeil dogmatique, et
c’est en partie en réaction à cet argument que Kant va écrire la Critique de la raison pure.
Dans cette œuvre célèbre, Kant essaie de recoller les morceaux du vase
cassé. Il reconnaît qu’on ne peut rien affirmer de certain quant à Dieu,
au monde et au moi. Cependant, il maintient que, même inconnaissable,
le moi existe. En termes plus philosophiques, il explique que nous nous
appréhendons sous la forme de phénomènes morcelés, discontinus, comme
l’avait bien prévu Hume, et que cependant nous avons une essence, ce
qu’il appelle le “noumène”, qui nous reste cachée car nous ne
pouvons sortir de nous-mêmes pour la contempler. De la part de Kant,
c’est là une hypothèse non justifiée, un rafistolage. Pourquoi Kant
veut-il à tout prix que le moi existe ? Parce qu’il craint que toute la
morale soit balayée s’il n’y a plus de sujet de l’action. Si “je” est
une fiction, une collection de phénomènes disparates, suis-je encore
responsable de mes actes ?
Pour démontrer l’impossibilité de se connaître soi-même, rappelons une expérience que chacun fait au quotidien : celle de se regarder dans un miroir. Je crois me connaître, n’est-ce pas ? Quand je jette un coup d’œil au miroir, je ne me reconnais pas. Évidemment, l’image du miroir ne correspond pas non plus à l’image de moi qu’ont les autres : elle est à deux dimensions et sans relief, inversée de droite à gauche. Donc, cet être dans le miroir ne correspond ni à la perception que j’ai de moi, ni à celle qu’en ont les autres. C’est une construction, un double et non une réalité. Et pourtant, on ne peut pas faire beaucoup mieux que cela pour se connaître.
Quand j’étais enfant, à la station de métro la plus proche de chez moi, il y avait une balance publique. Et, collé dessus, un autocollant publicitaire d’inspiration delphique : “Qui se pèse tous les jours se connaît bien.” Un farceur avait ajouté au feutre, sous cette phrase : “Qui se connaît bien emmerde moins les autres.” Comme je racontais ce souvenir à mon éditeur, le regretté Jérôme Lindon, il explosa d’un grand rire et ajouta : “Qui n’emmerde pas les autres ne va pas très loin dans la vie.” Encore un argument contre la quête de soi, et de quel poids ! »
Publié dans Philo Mag, 2011
Vouloir se connaître soi-même, à mes yeux, c’est à la fois inutile et inappétissant. C’est en tout cas une recherche fondée sur un malentendu, parce qu’une telle connaissance est par nature impossible. Le philosophe anglais David Hume fut le premier à attirer l’attention sur l’impossibilité d’avoir accès à une authentique connaissance de soi ou, pour le dire autrement, à notre identité personnelle. Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates. Je peux savoir que j’ai chaud ou froid, que je suis en colère ou joyeux, que telle pensée ou telle chansonnette me trotte dans la tête. Il y a une collection de sensations et d’idées qui se promènent en moi. Cela constitue-t-il pour autant une unité, une totalité dont je peux faire le tour ? Non, rien ne m’assure de la continuité de mon être, si je le comprends comme un sujet psychologique. Je ne peux manipuler que les pièces détachées d’un ensemble qui me restera à jamais inconnu. Un mot de Montaigne anticipe d’ailleurs sur ces arguments avancés par David Hume dans son Traité de la nature humaine : “Notre fait, ce ne sont que pièces rapportées.” Cette observation me paraît d’un immense bon sens, c’est pour moi une saine évidence et pourtant, lorsque j’ai publié mon essai Loin de moi, qui reprend cette thèse, les critiques contemporains ont pensé que je blaguais, que je soutenais un paradoxe par mauvais esprit.
« Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates »
Vos papiers, s’il vous plaît…
La solution que je propose à ce problème inquiétant est de simple bon sens, là encore : si le moi profond, l’identité personnelle ou subjective n’existent pas, il y a néanmoins quelque chose de stable, d’assuré, c’est l’identité sociale. Au fond, celle-ci se résume à quelques propriétés objectives qui figurent dans l’état civil : je suis né dans tel lieu, à telle date, j’habite ici et j’exerce telle profession. Voilà, c’est tout ce que contient l’identité, tout ce qu’on peut avancer de certain sur ce thème. C’est néanmoins un critère très puissant, car il permet de distinguer le sain d’esprit du fou. Un homme sain d’esprit peut raconter toutes sortes de choses fausses sur lui-même, il peut mentir, se vanter de vertus qu’il ne possède pas et même se convaincre lui-même. Il reste en bonne santé. Le jour où vous ne vous souvenez plus de votre âge, ni de l’endroit où vous habitez, ni du lieu où vous avez passé votre enfance, c’est que vous êtes tombé dans la folie. C’est pourquoi, si l’on veut être sérieux et conséquent, à la question “Qui êtes-vous ?”, on ne peut répondre qu’en montrant sa carte d’identité ou sa feuille d’imposition.Pour démontrer l’impossibilité de se connaître soi-même, rappelons une expérience que chacun fait au quotidien : celle de se regarder dans un miroir. Je crois me connaître, n’est-ce pas ? Quand je jette un coup d’œil au miroir, je ne me reconnais pas. Évidemment, l’image du miroir ne correspond pas non plus à l’image de moi qu’ont les autres : elle est à deux dimensions et sans relief, inversée de droite à gauche. Donc, cet être dans le miroir ne correspond ni à la perception que j’ai de moi, ni à celle qu’en ont les autres. C’est une construction, un double et non une réalité. Et pourtant, on ne peut pas faire beaucoup mieux que cela pour se connaître.
Quand j’étais enfant, à la station de métro la plus proche de chez moi, il y avait une balance publique. Et, collé dessus, un autocollant publicitaire d’inspiration delphique : “Qui se pèse tous les jours se connaît bien.” Un farceur avait ajouté au feutre, sous cette phrase : “Qui se connaît bien emmerde moins les autres.” Comme je racontais ce souvenir à mon éditeur, le regretté Jérôme Lindon, il explosa d’un grand rire et ajouta : “Qui n’emmerde pas les autres ne va pas très loin dans la vie.” Encore un argument contre la quête de soi, et de quel poids ! »
Publié dans Philo Mag, 2011
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