Il est des
philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement
conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous en sentons l’existence
et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence
qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité
parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente disent-ils,
loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous
font considérer, par la douleur ou le
plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi.
Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence,
puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement
conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons.
Malheureusement
toutes ces affirmations positives sont contraires à cette expérience même que
l’on invoque en leur faveur et nous n’avons aucune idée du moi de la manière
qu’on vient de l’expliquer. De quelle impression, en effet, cette idée pourrait
provenir ? Il est impossible de répondre à cette question sans une
contradiction et une absurdité manifestes et pourtant, c’est une question qui
doit trouver une réponse si nous voulons que l’idée du moi passe pour claire et
intelligible. Toute idée réelle doit provenir d’une impression particulière.
Mais le moi ou la personne, ce n’est pas une impression particulière, mais ce à
quoi nos diverses idées et impressions sont censées se rapporter. Si une
impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit
nécessairement demeurer la même invariablement, pendant toute la durée de notre
vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. Mais il n’y a pas
d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, le chagrin et
la joie, les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais
toutes en même temps. Ce ne peut donc pas être d’une de ces impressions, ni de
toute autre que provient l’idée du moi, et en conséquence, il n’y a pas une
telle idée.
Hume, Traité
de la nature humaine, Livre I, L’entendement ( 1739)
IV partie,
section VI ( GF p 342-343 )
Je rappelle qu’il est essentiel au brouillon de
constituer le résumé des idées de l’auteur, une sorte de fiche de lecture si
vous voulez. Je la restitue donc ici. Attention cela ne doit pas faire partie
de la dissertation elle-même, mais permet de suivre le mouvement des idées du
texte.
Thèse : l’idée du moi repose sur une illusion.
Problème : peut-on saisir la pensée en faisant
abstraction d’un moi pensant ?
Structure :
1. Selon certains
philosophes, le moi serait en permanence l’objet d’une appréhension immédiate
et évidente.
2. Tout nous ramènerait au
moi, même les passions les plus violentes
3. Ce sentiment interne
constituerait une preuve suffisante de l’existence du moi.
4. Toutefois l’idée du moi
semble se contredire.
5. L’idée provient de
l’impression, or nous n’avons aucune impression fixe et déterminée du moi.
6. Les impressions se
succèdent dans mon esprit, diverses et de cette multiplicité ne peut naître
l’unité de l’idée du moi.
Introduction
Dans la seconde Méditation Métaphysique, Descartes proclamait la première
certitude métaphysique du Cogito avec des accents de triomphe : « Car il est de soi si évident que
c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas besoin de rien
ajouter pour l’expliquer » (Descartes,
Seconde Méditation Métaphysique). C’est justement cette évidence dont va douter
Hume dans cet extrait de son « Traité de la nature humaine ».
Bien loin d’être un fait de la raison, la certitude de l’existence du moi ne dépendrait que de « l’imagination » au même titre que ces animaux fictifs de la mythologie ou des idées reçues propres aux savants.
Pour étayer sa thèse, Hume procède en deux temps : il montrera tout d’abord les abus du recours à l’évidence : suffit-il d’évoquer l’évidence de la pensée ? Dans la logique des philosophes cartésiens, tout nous ramènerait au moi, même les passions les plus violentes. Toute la vie psychique de l’individu convergerait donc vers un centre de gravité qui serait le moi. Hume s’emploiera dans le second moment de son raisonnement à dénoncer cette ligne de raisonnement et à souligner les contradictions enveloppées dans cette notion d’une « substance » pensante. Posant que toute idée provient d’une impression, il en conclut que nous n’avons aucune impression fixe et déterminée du moi. Les représentations se succèdent en moi, diverses mais de cette multiplicité ne peut naître l’unité de l’idée du moi.
Peut-on donc conclure légitimement de l’existence de la pensée à l’existence d’un moi pensant ? Supprimer à l’inverse comme semble le faire Hume dans son Traité de la nature humaine l’idée du Moi n’est-ce pas s’interdire toute intelligibilité de la conscience ? N’est-ce pas remplacer une fausse évidence par une nouvelle obscurité ?
Bien loin d’être un fait de la raison, la certitude de l’existence du moi ne dépendrait que de « l’imagination » au même titre que ces animaux fictifs de la mythologie ou des idées reçues propres aux savants.
Pour étayer sa thèse, Hume procède en deux temps : il montrera tout d’abord les abus du recours à l’évidence : suffit-il d’évoquer l’évidence de la pensée ? Dans la logique des philosophes cartésiens, tout nous ramènerait au moi, même les passions les plus violentes. Toute la vie psychique de l’individu convergerait donc vers un centre de gravité qui serait le moi. Hume s’emploiera dans le second moment de son raisonnement à dénoncer cette ligne de raisonnement et à souligner les contradictions enveloppées dans cette notion d’une « substance » pensante. Posant que toute idée provient d’une impression, il en conclut que nous n’avons aucune impression fixe et déterminée du moi. Les représentations se succèdent en moi, diverses mais de cette multiplicité ne peut naître l’unité de l’idée du moi.
Peut-on donc conclure légitimement de l’existence de la pensée à l’existence d’un moi pensant ? Supprimer à l’inverse comme semble le faire Hume dans son Traité de la nature humaine l’idée du Moi n’est-ce pas s’interdire toute intelligibilité de la conscience ? N’est-ce pas remplacer une fausse évidence par une nouvelle obscurité ?
Première partie
Dans la première
partie de ce passage est développée une idée critique : les philosophes ou
du moins « des » philosophes se forgent du moi une idée qui
n’est sans doute qu’une illusion.
Or cette illusion s’appuie sur des notions préliminaires qu’il s’agit d’examiner :
Or cette illusion s’appuie sur des notions préliminaires qu’il s’agit d’examiner :
Nous serions prétendent-ils à chaque « instant » non
seulement des êtres pensants mais des êtres constitués d’un « moi » : « nous sommes à chaque instant
intimement conscients de ce que nous appelons notre MOI » Cette
conscience « continuée » formerait en quelque sorte l’unité de notre
être. Mais implicitement se dessine une
critique de cette conception : sommes-nous après tout en présence de ce
moi de façon ininterrompue c’est-à-dire conscients de chaque moment et à
chaque moment ? Faut-il voir dans l’acte de la conscience une opération
incessante, valable dans toutes les situations et dans tous les instants ?
Descartes est ici visé, lui qui soutenait que notre pensée est continue et que notre conscience est permanente. Et de fait cette idée d’un continuum du flux de pensée parait être une conséquence de la définition de la pensée par Descartes : « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes » ( Descartes, Principes de la philosophie, article 9 ). Ainsi il y a une double évidence : nous pensons, c’est un fait établi par le cogito car le doute lui-même n’est rien d’autre qu’une pensée. Mais Descartes passe du verbe au sujet grammatical : dire nous pensons, c’est bien affirmer dans un même temps qu’il y a un « nous », c’est-à-dire un moi qui pense et qui sait qu’il pense. On ne peut affirmer la présence de la pensée sans affirmer dans un même temps la présence d’un moi qui pense. Or c’est justement ce que Hume nomme de façon ironique une « imagination » ( « Il est des philosophes qui imaginent… » ) ou si l’on veut une idée reposant sur un paralogisme, un raisonnement fallacieux. La philosophie cartésienne de la conscience repose aux yeux de Hume sur trois préjugés considérés comme des évidences axiomatiques, des certitudes premières qui dépasseraient la clarté des démonstrations. Quelles sont ces fausses évidences ? l’existence du moi serait continue (« continuité d’existence »), le moi serait simple (donc non composé ), le moi serait en tout temps identique à lui-même ( « identité et de sa simplicité parfaites »).
Même si dans cette première partie du texte, Hume ne livre pas encore explicitement des arguments contre cette idée du moi, il suggère que le fait de s’appuyer sur l’évidence comme argument ultime est un danger pour la philosophie. Descartes « suppose » l’existence du moi et transforme cette hypothèse en évidence, en idée claire et distincte. Ayant abandonné le doute, Descartes pénètre dans le territoire des certitudes arbitraires : « Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence », Hume suggère ce que ce raisonnement peut avoir d’infondé. Se passer de preuve au nom de la clarté des idées pourrait conduire à des erreurs et des égarements.
Revenons donc sur ces hypothèses du cartésianisme examinées dans la première partie du texte : Les philosophes rationalistes affirment la simplicité et l’unicité de la conscience. Notre moi est un et cela parait résulter de sa nature propre. En effet qu’est-ce que le moi (ego) ? « ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui »(Descartes, Méditation sixième p 324)
Descartes est ici visé, lui qui soutenait que notre pensée est continue et que notre conscience est permanente. Et de fait cette idée d’un continuum du flux de pensée parait être une conséquence de la définition de la pensée par Descartes : « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes » ( Descartes, Principes de la philosophie, article 9 ). Ainsi il y a une double évidence : nous pensons, c’est un fait établi par le cogito car le doute lui-même n’est rien d’autre qu’une pensée. Mais Descartes passe du verbe au sujet grammatical : dire nous pensons, c’est bien affirmer dans un même temps qu’il y a un « nous », c’est-à-dire un moi qui pense et qui sait qu’il pense. On ne peut affirmer la présence de la pensée sans affirmer dans un même temps la présence d’un moi qui pense. Or c’est justement ce que Hume nomme de façon ironique une « imagination » ( « Il est des philosophes qui imaginent… » ) ou si l’on veut une idée reposant sur un paralogisme, un raisonnement fallacieux. La philosophie cartésienne de la conscience repose aux yeux de Hume sur trois préjugés considérés comme des évidences axiomatiques, des certitudes premières qui dépasseraient la clarté des démonstrations. Quelles sont ces fausses évidences ? l’existence du moi serait continue (« continuité d’existence »), le moi serait simple (donc non composé ), le moi serait en tout temps identique à lui-même ( « identité et de sa simplicité parfaites »).
Même si dans cette première partie du texte, Hume ne livre pas encore explicitement des arguments contre cette idée du moi, il suggère que le fait de s’appuyer sur l’évidence comme argument ultime est un danger pour la philosophie. Descartes « suppose » l’existence du moi et transforme cette hypothèse en évidence, en idée claire et distincte. Ayant abandonné le doute, Descartes pénètre dans le territoire des certitudes arbitraires : « Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence », Hume suggère ce que ce raisonnement peut avoir d’infondé. Se passer de preuve au nom de la clarté des idées pourrait conduire à des erreurs et des égarements.
Revenons donc sur ces hypothèses du cartésianisme examinées dans la première partie du texte : Les philosophes rationalistes affirment la simplicité et l’unicité de la conscience. Notre moi est un et cela parait résulter de sa nature propre. En effet qu’est-ce que le moi (ego) ? « ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui »(Descartes, Méditation sixième p 324)
La simplicité de
l’âme ou du moi découlerait de sa nature non-corporelle : les corps sont composés,
divisibles en différentes parties, mais la conscience n’obéit pas à cette
structure, elle est toute une et indivisible, n’occupant aucun lieu, aucune
extension, n’étant située dans aucun corps en particulier, pouvant d’ailleurs
exister sans lui, elle est ramassée dans sa définition qui est la pensée pure « en effet nous ne pouvons concevoir
la moitié d’aucune âme » (Descartes,
Abrégé des Méditations ). La simplicité de l’âme se livrerait donc aussi
évidente et même plus claire qu’un théorème de géométrie.
La seconde
hypothèse du rationalisme concerne la nature de l’esprit humain. Le Moi serait identique à lui-même et
cette identité serait également une évidence « per se ». Il y a sans
doute ici le rappel du principe d’identité. A savoir si une chose est ou
existe, la première proposition que l’on peut énoncer la concernant c’est le
principe d’identité : A= A, une chose est ce qu’elle est. Par conséquent
si le moi existe, il parait évident de supposer qu’il est égal à lui-même.
Enfin On pourrait
objecter que les passions et les sensations nous expulsent vers le dehors, nous
mettent « hors de nous », hors de notre moi. Bien au contraire les
philosophes cartésiens ramènent le mécanisme de ces passions à l’intériorité
du moi et à l’unité de la substance pensante. Bien loin de ruiner la
thèse de l’unité du Moi, la présence des passions et des émotions ne fait que
la renforcer. Ces passions, par le biais du plaisir et de la douleur
« exercent une influence » sur le moi. Hume pense ici à la logique
des passions de l’âme chez Descartes, mécanisme où des corps minuscules ( les
esprits animaux) agitent une glande cérébrale ( la fameuse glande pinéale) qui elle-même agit « sur » l’âme et
lui permet de ressentir les passions . Dans tous ces développements, on assiste
à la même idée, qui n’est selon le texte qu’une
« imagination » : la supposition d’une conscience
substantielle, d’une substance pensante (appelée le « moi ») qui
serait présente en nous avec la marque de l’évidence.
Mais cette
évidence n’est-elle pas refus de la preuve ? En se contentant d’une
« aperception immédiate », Descartes ne s’enferme-t-il pas
volontairement dans le piège des pseudo-vérités et de croyances naïves ? Ne
court-il pas le danger de confondre dogmatisme philosophique et évidence
logique ?
Seconde partie
La seconde partie
du passage constitue un véritable « renversement » : après
l’exposé des préjugés cartésiens, Hume se livre à leur critique systématique : trouvons-nous
dans l’observation simple et directe de l’esprit ces trois idées de permanence,
d’identité et de simplicité ? Si nous fondons la philosophie sur
l’observation et non sur la spéculation, ces idées conservent-elles une valeur
quelconque ? La réponse est sans nuances : «nous n’avons de fait
aucune idée du moi de la manière qu’on vient de l’expliquer. »
Ce second moment établit donc une double critique de la philosophie cartésienne : celle-ci prend des idées confuses pour des idées claires, en outre elle n’est pas capable de s’appuyer sur l’observation la plus élémentaire pour en tirer des vérités valides. Le chemin le plus sûr consiste donc non pas à s’appuyer sur les fausses évidences de la raison mais à partir de l’observation appliquée de notre vie intérieure : que nous apprend l’expérience ?
Ce second moment établit donc une double critique de la philosophie cartésienne : celle-ci prend des idées confuses pour des idées claires, en outre elle n’est pas capable de s’appuyer sur l’observation la plus élémentaire pour en tirer des vérités valides. Le chemin le plus sûr consiste donc non pas à s’appuyer sur les fausses évidences de la raison mais à partir de l’observation appliquée de notre vie intérieure : que nous apprend l’expérience ?
Tout d’abord que
nos idées ne proviennent pas de la raison mais de nos impressions : « Toute
idée réelle doit provenir d’une impression particulière ».
Une idée
« réelle », c’est-à-dire qui correspond à l’expérience véritable et
n’est pas une simple chimère imaginative. Hume part de la définition de nos
représentations ou « perceptions » : celles-ci sont de
deux sortes : les impressions qui sont les perceptions les plus
vives et les plus fortes, d’autre part les idées qui ne sont que des
copies plus pâles ou amoindries de ces mêmes impressions. L’idée du moi que les
philosophes rationalistes appelleront « âme », si elle existe, devrait
reposer sur une impression particulière (de la même manière que l’idée du
cheval n’est que la copie ou le souvenir du cheval perçu ou de mon impression
du cheval). Or je ne trouve aucune trace dans mon expérience d’une impression
relative à l’âme elle-même. Si l’âme est une et identique à elle-même, de la
même manière l’impression sur laquelle elle repose devrait être unique,
identique et se répéter tout au long de mon existence : « cette
impression doit nécessairement demeurer la même invariablement, pendant toute
la durée de notre vie, puisque c’est ainsi que le moi est supposé exister. »
On voit bien ici l’essentiel de la critique humienne : il y a contradiction pure et simple dans le fait de fonder une idée simple et unique (celle du moi) sur des impressions changeantes, interrompues et sans cesse modifiées. Nous ne pouvons bâtir un édifice solide sur un sol instable et c’est toute la métaphysique qui dégringole sur le terrain mouvant de l’expérience : l’idée du moi n’est qu’illusoire car les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps, rendant ainsi impossible l’idée même d’une substance pensante permanente, simple et unique.
On pourrait certes soutenir que l’idée de l’âme a une autre origine que l’impression sensible, mais Hume rejette cette éventualité, et affirme à la fin du passage que l’idée de l’âme disparait si sa condition n’existe plus : « Ce ne peut donc pas être d’une de ces impressions, ni de toute autre que provient l’idée du moi, et en conséquence, il n’y a pas une telle idée. »
Mais la position de Hume ne recèle-t-elle pas en son fond un danger bien plus réel que l’affirmation métaphysique du moi ? En effet en n’acceptant que des impressions passagères et furtives, nous nous interdisons, du moins à première vue, toute compréhension du psychisme. La pensée a-t-elle encore un sens lorsque la notion même de sujet est niée ?
Certes, on pourrait dire de Hume ce que Montaigne, autre sceptique, affirmait dans ses Essais « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage » ( Montaigne, Essais, L III, chap 2 ), mais la succession incessante des perceptions et des impressions loin d’éclairer la nature humaine l’obscurcit . En effet pour que notre vie mentale ait un sens, il faut postuler une unité quelconque, de la même manière que les mouvements d’une planète aussi divers soient-ils lors de l’observation depuis la terre n’en forment pas moins une unité. Quelle sera donc l’intelligibilité du psychisme si tout se dissout dans des pensées sans lien nécessaire et des représentations atomisées ? En supprimant l’idée du moi, Hume ne supprime-t-il pas dans un même élan la possibilité même d’une psychologie ?
On voit bien ici l’essentiel de la critique humienne : il y a contradiction pure et simple dans le fait de fonder une idée simple et unique (celle du moi) sur des impressions changeantes, interrompues et sans cesse modifiées. Nous ne pouvons bâtir un édifice solide sur un sol instable et c’est toute la métaphysique qui dégringole sur le terrain mouvant de l’expérience : l’idée du moi n’est qu’illusoire car les passions et les sensations se succèdent et n’existent jamais toutes en même temps, rendant ainsi impossible l’idée même d’une substance pensante permanente, simple et unique.
On pourrait certes soutenir que l’idée de l’âme a une autre origine que l’impression sensible, mais Hume rejette cette éventualité, et affirme à la fin du passage que l’idée de l’âme disparait si sa condition n’existe plus : « Ce ne peut donc pas être d’une de ces impressions, ni de toute autre que provient l’idée du moi, et en conséquence, il n’y a pas une telle idée. »
Mais la position de Hume ne recèle-t-elle pas en son fond un danger bien plus réel que l’affirmation métaphysique du moi ? En effet en n’acceptant que des impressions passagères et furtives, nous nous interdisons, du moins à première vue, toute compréhension du psychisme. La pensée a-t-elle encore un sens lorsque la notion même de sujet est niée ?
Certes, on pourrait dire de Hume ce que Montaigne, autre sceptique, affirmait dans ses Essais « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage » ( Montaigne, Essais, L III, chap 2 ), mais la succession incessante des perceptions et des impressions loin d’éclairer la nature humaine l’obscurcit . En effet pour que notre vie mentale ait un sens, il faut postuler une unité quelconque, de la même manière que les mouvements d’une planète aussi divers soient-ils lors de l’observation depuis la terre n’en forment pas moins une unité. Quelle sera donc l’intelligibilité du psychisme si tout se dissout dans des pensées sans lien nécessaire et des représentations atomisées ? En supprimant l’idée du moi, Hume ne supprime-t-il pas dans un même élan la possibilité même d’une psychologie ?
Car si l’on admet
comme le fait l’auteur la présence de la haine ou du chagrin mais que l’on
refuse le concept d’un moi colérique ou d’un moi triste, c’est l’idée même
de la psyché ( âme ) qui disparaît , tout au moins comme unité substantielle de
mes représentations. C’est ce scepticisme qui anime le Traité de la Nature Humaine, et Hume lui-même éprouvera des
difficultés lorsqu’il s’agira de qualifier un esprit sans idée du moi. Il
utilisera une métaphore, mais en bon sceptique en montrera immédiatement les
limites : « l’esprit est une
espèce de théâtre, où différentes perceptions font successivement leur
apparition, passent , repassent s’écoulent et se mêlent en une infinité de
situations et de positions…il ne faut pas que la comparaison du théâtre nous
abuse, …nous ne possédons pas la notion même la plus éloignée du lieu où ces
scènes sont représentées, ou des matériaux dont ce théâtre est composé »
( Hume, Traité de la Nature humaine ).
Le rôle de la philosophie est bien de nous présenter ce qui est ( la pensée ou plutôt
« les » pensées ) tout en jetant le doute sur l’idée du moi, ici
assimilée à une pure fiction. L’empirisme de Hume représenterait la réalité de
la pensée, la modification incessante des impressions sensibles, alors que le
rationalisme de Descartes lui forgerait la chimère d’un moi stable, identique à
soi et distinct de ses pensées.
Conclusion
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