La Haye, 6 juin 1647.
Je
passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous
incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que
nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une
dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que
dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos
âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je
parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition
des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en
lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis,
qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont
été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même
façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent,
encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ;
au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon
cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à
celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour,
que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus
enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour celà. Au contraire, depuis que j'y fais réflexion,
et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému.
Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous
en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a
quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet
que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est.
Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut, qui
nous attire ainsi à l'amour ; toutefois, à cause que ce peut être
quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme
sage ne se doit pas laisser entièrement à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne
pour laquelle nous nous sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons
pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux,
je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ;
et que, le principal bien de la vie étant d'avoir de l'amitié pour
quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes
nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite.
Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l'esprit,
et non dans le corps, je crois qu'elles doivent toujours être suivies ;
et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui
viennent de l'esprit sont réciproques, ce qui n'arrive pas souvent aux
autres. Mais les preuves que j'ai de votre affection m'assurent si fort
que l'inclination que j'ai pour vous est réciproque, qu'il faudrait que
je fusse entièrement ingrat, et que je manquasse à toutes les règles que
je crois devoir être observées en l'amitié, si je n'étais pas avec
beaucoup de zèle, etc.
A la Haye, le 6 juin 1647.
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