"Des fondements de l'État tels que nous les avons expliqués plus
haut, il ressort avec la plus grande évidence que sa fin dernière n'est
pas de dominer ni de tenir les hommes par la crainte, ni de les
soumettre au droit d'un autre ; mais au contraire sa fin est de libérer
chaque homme de la crainte, afin qu'il vive, autant que faire se peut,
en sécurité, c'est-à-dire qu'il conserve le mieux possible son droit
naturel à exister et à agir, sans danger pour lui et autrui. Non,
dis-je, la fin de l'État n'est pas de transformer les hommes, êtres
raisonnables, en bêtes ou en automates, mais au contraire de faire en
sorte que leur esprit et leur corps accomplissent sans danger leurs
fonctions, qu'eux-mêmes usent de leur libre Raison, qu'ils ne s'opposent
pas par la haine, la colère ou la ruse, et se supportent mutuellement
dans un esprit de justice. La fin de l'Etat est donc en réalité la
liberté. En outre, nous avons vu que pour former l'État, une seule chose
était nécessaire : que tout le pouvoir de décider soit entre les mains,
ou bien de toute la collectivité, ou de quelques-uns, ou d'un seul. En
effet, comme le libre jugement des hommes est tout à fait divers et que
chacun pense à lui seul tout savoir, et qu'il est impossible que tous
pensent également la même chose, et parlent d'une seule voix, ils ne
pourraient vivre en paix si chacun n'avait pas renoncé au droit d'agir
selon le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir
selon son propre décret que l'individu â renoncé, non au droit de
raisonner et de juger ; par suite personne ne peut, sans danger pour le
droit du pouvoir souverain, agir à l'encontre du décret de celui-ci,
mais il peut totalement penser et juger, et par conséquent aussi
s'exprimer, à condition cependant qu'il se contente de parler et
d'enseigner, et de défendre son opinion par la seule Raison, sans
introduire par la ruse, la colère et la haine, quelque mesure contraire à
l'État qui ne ressortirait que de l'autorité de son propre vouloir.
Par exemple, si un citoyen montre qu'une loi contredit la saine Raison
et pour cela estime qu'il faut l'abroger ; si, en même temps, il soumet
son avis au jugement du pouvoir souverain à qui seul appartient le droit
de fonder et d'abroger les lois, et s'il ne fait rien pendant ce temps
de contraire à ce que prescrit cette loi, il mérite bien de l'État, et
se comporte comme le meilleur des citoyens. Mais si, par contre, il agit
ainsi pour faire accuser le magistrat d'injustice, et le rendre odieux à
la foule, ou s'il s'efforce séditieusement d'abroger cette loi contre _
le gré du magistrat, il est assurément un perturbateur et un rebelle.
Nous
voyons donc de quelle façon chacun peut dire et enseigner ce qu'il
pense sans danger pour le droit et l'autorité du pouvoir souverain,
c'est-à-dire sans danger pour la paix de l'État : i1 lui suffit de
laisser au pouvoir souverain le soin de décréter sur toutes les
décisions à prendre, et de ne rien faire contre ce décret, même si
souvent il doit agir à l'encontre de ce qu'il juge et pense ouvertement
bon. Voilà donc ce qu'il peut faire sans danger pour la justice et les
valeurs sacrées".
Spinoza Traité théologico-politique , Livre XX
No comments:
Post a Comment