Tuesday, 13 January 2015

Freud : La religion et le meurtre du Père. Totem et Tabou

La psychanalyse nous a révélé que l’animal totémique servait en réalité de substitut au père, et ceci nous explique la contradiction que nous avons signalée plus haut : d’une part, la défense de tuer l’animal ; d’autre part, la fête qui suit sa mort, fête précédée d’une explosion de tristesse. L’attitude affective ambivalente qui, aujourd’hui encore, caractérise le complexe paternel chez nos enfants et se prolonge quelquefois jusque dans la vie adulte, s’étendrait également à l’animal totémique qui sert de substitut au père. En confrontant la conception du totem, suggérée par la psychanalyse, avec le fait du repas totémique et avec l’hypothèse darwinienne concernant l’état primitif de la société humaine, on peut acquérir une compréhension plus profonde et on entrevoit la perspective d’une hypothèse qui peut paraître fantaisiste, mais présente l’avantage de réaliser, entre des séries de phénomènes isolées et séparées, une unité jusqu’alors insoupçonnée. Il va sans dire que la théorie darwinienne n’accorde pas la moindre place aux débuts du totémisme. Un père violent, jaloux, gardant pour lui, toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissent : voilà tout ce qu’elle suppose. Cet état primitif de la société n’a été observé nulle part L’organisation la plus primitive que nous connaissions et qui existe encore actuellement chez certaines tribus consiste en associations d’hommes jouissant de droits égaux et soumis aux limitations du système totémique, y compris
l’hérédité en ligne maternelle. Cette organisation a-t-elle pu provenir de celle que postule l’hypothèse darwinienne ? Et par quel moyen a-t-elle été obtenue ? En nous basant sur la fête totémique, nous pouvons donner à cette question la réponse suivante : un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité. Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père, — il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l’acte d’absorption, ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions.

Freud , Totem et Tabou, 1920

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