Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les
autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre
tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le
pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la
supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour
battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison
non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui
est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa
mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour
prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui
montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis
leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les
ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour
attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se
servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc
pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui
est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis,
ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la
rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et
sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur
presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé
pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres
artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit
user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat.
Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa
puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon
avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon
usage qu’il a transmis son savoir
à son élève, mais celui-ci en
fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la
réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
PLATON (~428-~347 av. J.-C.), Gorgias.
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