Désirer ne nous rend pas forcément heureux. Car l’homme de désir
est comme un « tonneau percé ». Socrate essaie, mais en vain, de
convaincre son interlocuteur, le jeune et fougueux Calliclès, qu’une vie
tempérante vaut mieux qu’une vie déréglée (« l’homme aux tonneaux
percés »).
Socrate : [...] Suppose qu’il y ait deux hommes qui
possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un
sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien
d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau
est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à
recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles.
Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a
plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire,
quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à
lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si
elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont
percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et
nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si
ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle
des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme
déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que
je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie
déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
Calliclès : Tu ne
me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait
le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a
exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit
comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni
peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on
reverse autant qu’on peut dans son tonneau.
Socrate : Mais alors,
si on verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en
aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien
s’échapper !
Calliclès : Oui, parfaitement.
Socrate : Tu
parles de la vie d’un pluvier (petits échassiers), qui mange et fiente
en même temps ! -non ce n’est pas la vie d’un cadavre [1], même pas
celle d’une pierre ! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles,
c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas ?
Calliclès : Oui
Socrate : Et aussi d’avoir soif, et de boire quand on a soif
Calliclès
: Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la
jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les
assouvir-voilà, c’est cela la vie heureuse !
Platon, Gorgias (vers 390 av JC) ,493d-494b, Flammarion 1987 GF, Traduction Monique Canto-Sperber.
No comments:
Post a Comment