« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de
barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté ;
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme
de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la
raison que l'exemple et l'idée des opinions et usances du pays où nous
sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,
parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même
que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son
progrès ordinaire, a produits là où, à la vérité, ce sont ceux que nous
avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que
nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et
vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et
propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-cy, et les avons
seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant,
la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à
l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce
n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et
puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de
ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout étouffée. Si
est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait merveilleuse honte à
nos vaines et frivoles entreprises […] »
Montaigne, Essais, I, 31
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