D’après l’opinion courante, la beauté créée par l’art serait même
bien au-dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l’art
consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel. S’il
en était vraiment ainsi, l’esthétique, comprise uniquement comme science
du beau artistique, laisserait en dehors de sa compétence une grande
partie du domaine artistique. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à
l’encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est
supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit.
L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique
également à ses produits et, par conséquent, à l’art. C’est pourquoi le
beau artistique est supérieur au beau naturel. Tout ce qui vient de
l’idée est supérieur à ce qui vient de la nature. La plus mauvaise idée
qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la
plus grande production de la nature, et cela justement parce qu’elle
participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel.
...
Ce
qui nous plaît dans la beauté artistique, c'est précisément le
caractère de liberté de sa production et de ses formes qui nous
soustrait, semble-t-il, par la production et par l'intuition mêmes, aux
liens de la règle et du réglé. Face à la rigueur de ce qui subit le joug
des lois et face à la sombre intériorité de la pensée, nous cherchons
l'apaisement et l'animation dans les figures de l'art ; face au royaume
ténébreux des idées, une réalité animée et pleine de vie. Enfin, la
source des œuvres d'art est la libre activité de l'imagination qui, dans
ses images mêmes, est plus libre que la nature. Non seulement l'art
dispose de l'entièreté du royaume des formes de la nature, dans leur
paraître multiple et bigarré, mais l'imagination créatrice se montre
inépuisable dans les productions qui lui sont propres. Face à cette
plénitude démesurée de l'imagination et de ses libres réalisations, il
semble donc que la pensée doive renoncer au projet hardi de saisir
intégralement de pareilles réalisations, de les juger et de les ordonner
sous ses formules universelles. […] Il est vrai qu'il y a des cas dans
lesquels l'art peut être considéré comme un jeu éphémère destiné à
l'amusement et à la distraction, comme un ornement qui sert à enjoliver
l'aspect extérieur des rapports de la vie ou à mettre en relief, en les
ornant, d'autres objets. Sous ce point de vue, il ne s'agit pas d'un art
indépendant et libre, mais d'un art asservi. Mais ce que nous proposons
d'étudier, c'est l'art libre dans sa fin et dans ses moyens. […] L'art
beau n'est véritablement art qu'en cette liberté propre.
Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique, chap. I, I, I
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