Wednesday, 25 March 2015
Machiavel : Le Prince doit savoir mentir
Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. On peut combattre de deux manières: ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l'autre: il faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille et plusieurs autres héros de l'Antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât. Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par l'autre. Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion: car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus: tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous tenir la vôtre? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis? À ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper. Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point passer sous silence. Alexandre VI ne fit jamais que tromper; il ne pensait pas à autre chose, et il en eut
toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut jamais d'homme qui affirmât une chose avec plus d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tint avec moins de scrupule: ses tromperies cependant lui réussirent toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art.
Machiavel. Le Prince. Chapitre XVIII Comment les princes doivent tenir leur parole.
JS Mill : le devoir de véracité comporte des exceptions
« c’est un fait reconnu par tous les moralistes que cette règle même
[dire la vérité], aussi sacrée qu’elle soit, peut comporter des
exceptions : ainsi – et c’est la principale – dans le cas où, pour
préserver quelqu’un (et surtout un autre que soi-même) d’un grand
malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple une
information à un malfaiteur ou de mauvaises nouvelles à une personne
dangereusement malade) et qu’on ne pût le faire qu’en niant le fait.
Mais pour que l’exception ne soit pas élargie plus qu’il n’en est besoin
et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité,
il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites »
JS MILL
JS MILL
Benjamin Constant: Tout homme n'a pas droit à la vérité
Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir,
s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société
impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes
qu'a tirées de ce principe un philosophe allemand ( Kant) , qui va
jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si
votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le
mensonge serait un crime[…]
Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Il faut donc chercher
le moyen d'application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.
Benjamin Constant, Des réactions politiques, 1796, chap. 7
Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Il faut donc chercher
le moyen d'application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.
Benjamin Constant, Des réactions politiques, 1796, chap. 7
E KANT : La véracité est un devoir
Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m'instruire le plus rapide, tout
en étant infaillible, c'est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir? Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s'ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Kant ; Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
Tuesday, 10 March 2015
Nietzsche : les vérités sont des illusions
"En tant qu'il est un moyen de conservation pour l'individu,
l'intellect développe ses forces principales dans la dissimulation;
celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles,
moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener
une lutte pour l'existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë
d'une bête de proie. Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint
son sommet: l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les
commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du
masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour
soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de
vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus
inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité
parmi les hommes. Ils sont profondément plongés dans les illusions et
les songes, leur œil ne fait que glisser à la surface des choses, il y
voit des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité,
elle se contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme
sur un clavier sur le dos des choses. [...] Qu'est-ce donc que la
vérité? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies,
d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été
poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui,
après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et
contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié
qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur
force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et
qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie,
mais comme métal.
Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe (1873), trad. A. K. Marietti, Éd. Aubier-Flammarion, 1969, pp. 173-183.
Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe (1873), trad. A. K. Marietti, Éd. Aubier-Flammarion, 1969, pp. 173-183.
Sextus Empiricus : le philosophe sceptique cherche la tranquillité et non la vérité
ayant commencé à philosopher en vue de décider entre les impressions et de saisir lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses en sorte d’atteindre la tranquillité, il tomba dans le désaccord entre partis de forces égales ; étant incapable de décider, il suspendit son assentiment. Et pour celui qui avait suspendu son assentiment, la tranquillité en matière d’opinions s’ensuivit fortuitement. En effet, celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement, c’est pourquoi il est tranquille.
Sextus Empiricus PH I, 26-27, voir aussi I, 12 et AM I, 6.
Montaigne : on ne peut trouver de critère de vérité
Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous
faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il
nous y faut de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un
instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter
notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, il faut que ce soit
la raison; aucune raison ne s'établira sans une autre raison : nous
voilà à reculons jusques à l'infini. Notre fantaisie ne s'applique pas
aux choses étrangères, mais elle est conçue par l'entremise des sens; et
les sens ne comprennent pas le sujet étranger, mais seulement leurs
propres passions; et par ainsi la fantaisie et apparence n'est pas du
sujet, mais seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle
passion et sujet sont choses diverses : par quoi qui juge par les
apparences, juge par chose autre que le sujet. Et de dire que les
passions des sens rapportent à l'âme la qualité des sujets étrangers par
ressemblance, comment se peut l'âme et l'entendement assurer de cette
ressemblance, n'ayant de soi nul commerce avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrate, voyant son portrait, ne peut dire qu'il lui ressemble. Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience. Sera-ce qu'aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait.
Montaigne, Essais, II, 12
ressemblance, n'ayant de soi nul commerce avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrate, voyant son portrait, ne peut dire qu'il lui ressemble. Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience. Sera-ce qu'aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait.
Montaigne, Essais, II, 12
Hume : il faut distinguer les vérités de fait et les vérités de raison
"Tous les objets sur lesquels s'exerce la raison humaine ou qui
sollicitent nos recherches se répartissent naturellement en deux genres :
les relations d'idées et les choses de fait. Au premier genre
appartiennent les propositions de la géométrie, de l'algèbre et de
l'arithmétique, et, en un mot, toutes les affirmations qui sont
intuitivement ou démonstrativement certaines. Cette proposition : le
carré de
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, exprime une relation entre ces éléments géométriques. Cette autre : trois fois cinq égalent la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister dans l'univers. N'y eut-il jamais eu dans la nature de cercle ou de triangle, les propositions démontrées par Euclide n'en garderaient pas moins pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui constituent la seconde classe d'objets sur lesquels s'exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au même genre de certitude ; et quelque évidence que soit pour nous leur vérité, cette évidence n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait ne laisse point d'être possible, puisqu'il ne peut impliquer contradiction, et qu'il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même distinction que s'il était aussi conforme qu'il se pût à la réalité."
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, 4e section, 1ère partie, tr. Fr. D. Deleuze, LGF, Le livre de poche, 1999, p. 82-83
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, exprime une relation entre ces éléments géométriques. Cette autre : trois fois cinq égalent la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister dans l'univers. N'y eut-il jamais eu dans la nature de cercle ou de triangle, les propositions démontrées par Euclide n'en garderaient pas moins pour toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui constituent la seconde classe d'objets sur lesquels s'exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au même genre de certitude ; et quelque évidence que soit pour nous leur vérité, cette évidence n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait ne laisse point d'être possible, puisqu'il ne peut impliquer contradiction, et qu'il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même distinction que s'il était aussi conforme qu'il se pût à la réalité."
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, 4e section, 1ère partie, tr. Fr. D. Deleuze, LGF, Le livre de poche, 1999, p. 82-83
Pascal : on ne peut pas tout démontrer
« Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la
plus haute excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en
deux choses principales l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eût
auparavant expliqué nettement le sens; l’autre, de n’avancer jamais
aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà connues;
c’est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes
les propositions. […]
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible: car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit, dans un ordre absolument accompli. Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. »
Pascal, De l’esprit géométrique (1658).
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible: car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit, dans un ordre absolument accompli. Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. »
Pascal, De l’esprit géométrique (1658).
Aristote : Définition de la démonstration
Il faut d'abord établir quel est le sujet de notre enquête et de quelle discipline elle relève : son sujet, c'est la démonstration, et c'est la science démonstrative dont elle dépend. Ensuite nous devons définir ce qu'on entend par prémisse, par terme, par syllogisme.
La prémisse est le discours qui affirme ou qui nie quelque chose de quelque chose, et ce discours est soit universel, soit particulier, soit indéfini. J'appelle universelle, l'attribution ou la non-attribution à un sujet pris universellement ; particulière, l'attribution ou la non-attribution à un sujet pris particulièrement ou non universellement ; indéfinie, l'attribution ou la non-attribution faite sans indication d'universalité ou de particularité: par exemple, les contraires rentrent dans la même science ou le plaisir n'est pas le bien.
J'appelle terme ce en quoi se résout la prémisse, à savoir le prédicat et le sujet dont il est affirmé, soit que l'être s'y ajoute, soit que le non-être en soit séparé.
Le syllogisme* est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données : je veux dire que c'est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour, l'expression c'est par elles que la conséquence
est obtenue signifie qu'aucun terme étranger n'est en plus requis pour produire la conséquence nécessaire."
ARISTOTE (384-322 av. J.-C.)
Organon, Livre III, Les Premiers Analytiques
Descartes : la raison est constituée d'intuitions et de déductions
"Nous allons énumérer ici tous les actes de notre entendement par
lesquels nous pouvons parvenir à la connaissance des choses sans aucune
crainte d'erreur; il n'y en a que deux: l'intuition' et la déduction.
Par intuition j'entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le
jugement trompeur d'une imagination qui compose mal son objet, mais la
conception d'un esprit pur et attentif, conception si facile, si
distincte qu'aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons; ou, ce qui
est la même chose, la conception ferme d'un esprit pur et attentif qui
naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par
suite plus pure que la déduction même, qui pourtant elle aussi ne peut
être mal faite par l'homme [...]. Ainsi, chacun peut voir par intuition
qu'il existe, qu'il pense, que le triangle est défini par trois lignes
seulement, la sphère par une seule surface, et des choses de ce genre,
qui sont bien plus nombreuses que ne le pourraient croire la plupart des
hommes, parce qu'ils dédaignent de tourner leur esprit vers des choses
si faciles [...]. On a déjà pu se demander pourquoi, outre l'intuition,
nous avons ajouté un autre mode de connaissance qui se fait par
déduction, opération par laquelle nous entendons tout ce qui se conclut
nécessairement d'autres choses déjà connues avec certitude, bien
qu'elles ne soient pas elles-mêmes évidentes, pourvu seulement qu'elles
soient déduites à partir de principes vrais et connus par un mouvement
continu et ininterrompu de la pensée qui a une intuition claire de
chaque chose. C'est ainsi que nous savons que le dernier anneau d'une
longue chaîne est relié au premier, même si nous n'embrassons pas d'un
seul et même coup d'œil tous les intermédiaires dont dépend ce lien,
pourvu que nous ayons parcouru ceux-ci successivement et que nous nous
souvenions que du premier au dernier chacun tient à ceux qui lui sont
proches. Nous distinguons donc ici l'intuition de la déduction certaine
en ce qu'on conçoit en celle-ci un mouvement ou une certaine succession,
tandis que dans celle-là, il n'en est pas de même; et qu'en outre pour
la déduction une évidence actuelle n'est pas nécessaire comme pour
l'intuition, mais plutôt qu'elle reçoit en un sens sa certitude de la
mémoire. D'où il résulte qu'au sujet des propositions, qui sont la
conséquence immédiate des premiers principes, on peut dire, suivant la
manière différente de les considérer, qu'on les connaît tantôt par
intuition, tantôt par déduction; mais les premiers principes eux-mêmes
ne peuvent être connus que par intuition; et au contraire les
conséquences éloignées ne peuvent l'être que par déduction'.
René Descartes, Règles pour la direction de l'esprit (1628), règle III,
René Descartes, Règles pour la direction de l'esprit (1628), règle III,
Descartes : on peut atteindre la vérité grâce à une méthode
Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices,
en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort
peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce
grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que
j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et
constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.
Descartes,
Discours de la méthode, Deuxième partie
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.
Descartes,
Discours de la méthode, Deuxième partie
Saturday, 7 March 2015
Nietzsche : le monde est livré à une infinité d'interprétations
Notre nouvel « Infini ».
Savoir jusqu’où s’étend le caractère
perspectiviste de l’existence ou même, si elle a quelque autre
caractère, si une existence sans interprétation, sans nul « sens » ne
devient pas« non-sens » si d’autre part toute existence n’est
pas essentiellement une existence interprétative, voilà comme d’habitude
ce que ne saurait décider l’intellect ni par l’analyse la plus
laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors
de cette analyse l’intellect humain ne peut faire autrement que de se
voir sous des formes perspectivistes, et rien qu’en elles. Nous ne
pouvons regarder au-delà de notre angle : c’est une curiosité désespérée
que de vouloir savoir quels autres genres d’intellects et de
perspectives pourraient exister encore : par exemple si quelques êtres
sont capables de ressentir le temps régressivement ou dans un sens
alternativement régressif et progressif (ce qui donnerait lieu à une
autre orientation de la vie et à une autre notion de cause et d’effet).
Mais je pense que nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de
cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seules
seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au
contraire nous est redevenu « infini » une fois de plus : pour autant
que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité
d’interprétations. Une fois encore le grand frisson nous saisit …
Spinoza :il faut se méfier des interprétations délirantes qui conduisent à la superstition
"Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté, ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savant que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure de biens incertains, à flotter presque sans répit, entre l'espérance et la crainte, ils ont l'âme encline à la plus extrême crédulité.(...)En effet, si, pendant qu'ils sont dans un état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce d'une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste.(...)De la sorte, ils forgent d'innombrables fictions et , quand ils interprètent la Nature y découvrent partout le miracle, comme si elle délirait avec eux."
Spinoza, Traite Théologico-politique.
MARX : critique de l'idéalisme. La vie détermine la conscience
La morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de
l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent,
perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas
d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les
hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports
matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur
pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui
détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la
première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme
étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie
réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on
considère la conscience uniquement comme leur conscience.
MARX, l'idéologie allemande, Ier partie, Éditions sociales.
MARX, l'idéologie allemande, Ier partie, Éditions sociales.
Hegel : la ruse de la raison
Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le
droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le
fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé.
Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part
les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément
actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au
contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des
passions, il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt.
De ce côté-ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui
est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même,
c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être
bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais
il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se
réaliser par le particulier. Nous disons donc que rien ne s'est fait
sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet
intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres
intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un
objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre
dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire
que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.
La Raison dans l'Histoire.
Braudel : les trois interprétations de l'histoire
Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai
d'explication. La première met en cause une histoire quasi immobile,
celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure ; une
histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de
retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n'ai pas voulu
négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses
inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles
introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil
de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs
fleurs qu'on montre rapidement et dont ensuite il n'est plus jamais
question, comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps,
comme si les troupeaux s'arrêtaient dans leurs déplacements, comme si
les navires n'avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec
les saisons. Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire
lentement rythmée : [...] une histoire sociale, celle des groupes et des
groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l'ensemble de
la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde
partie de mon livre, en étudiant successivement les économies et les
États, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux
éclairer ma conception de l'histoire, de montrer comment toutes ces
forces de profondeur sont à l'œuvre dans le domaine complexe de la
guerre. Car la guerre, nous le savons, n'est pas un pur domaine de
responsabilités individuelles. Troisième partie enfin, celle de
l'histoire traditionnelle, si l'on veut de l'histoire à la dimension non
de l'homme, mais de l'individu, l'histoire événementielle de François
Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent
sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves rapides,
nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte
tous les instruments de mesure. Mais telle quelle, c'est la plus
passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi.
Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les
contemporains l'ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève
comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et
de leurs illusions. [...] Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition
de l'histoire en plans étagés. Ou, si l'on veut, à la distinction, dans
le temps de l'histoire, d'un temps géographique, d'un temps social,
d'un temps individuel.
Fernand Braudel : La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Préface, Colin, 1949, pp. 13-14.
Fernand Braudel : La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Préface, Colin, 1949, pp. 13-14.
Dilthey : expliquer n'est pas comprendre .
« Les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften) ont le droit de
déterminer elles-mêmes leur méthode en fonction de leur objet. Les
sciences doivent partir des concepts les plus universels de la
méthodologie, essayer de les appliquer à leurs objets particuliers et
arriver ainsi à se constituer dans leur domaine propre des méthodes et
des principes plus précis, tout comme ce fut le cas pour les sciences de
la nature. Ce n'est pas en transportant dans notre domaine les méthodes
trouvées par les grands savants que nous nous montrons leurs vrais
disciples, mais en adaptant notre recherche à la nature de ses objets et
en nous comportant ainsi envers notre science comme eux envers la
leur.(…) Les sciences de l'esprit se distinguent tout d'abord des
sciences de la nature en ce que celles-ci ont pour objet des faits qui
se présentent à la conscience comme des phénomènes donnés isolément de
l'extérieur, tandis qu'ils se présentent à nous-mêmes de l'intérieur
comme une réalité et un ensemble vivant originairement. Il en résulte
qu'il n'existe d'ensemble cohérent de la nature dans les sciences
physiques et naturelles que grâce à des raisonnements qui complètent les
données de l'expérience au moyen d'une combinaison d'hypothèses ; dans
les sciences de l'esprit, par contre, l'ensemble de la vie psychique
constitue partout une donnée primitive et fondamentale. Nous expliquons
la nature, nous comprenons la vie psychique. Car les opérations
d'acquisition, les différentes façons dont les fonctions, ces éléments
particuliers de la vie mentale, se combinent en un tout, nous sont
données aussi par l'expérience interne. L'ensemble vécu est ici la chose
primitive, la distinction des parties qui le composent ne vient qu'en
second lieu. Il s'ensuit que les méthodes au moyen desquelles nous
étudions la vie mentale, l'histoire et la société sont très différentes
de celles qui ont conduit à la connaissance de la nature. »
Dilthey, Idées descriptives
Tuesday, 3 March 2015
Merleau-Ponty: l'esprit n'est pas séparable du corps, tout sujet est "incarné".
Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l'organisme : il
maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l'anime et le
nourrit intérieurement, il forme avec lui un système.
Quand je
me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il
s'offre à moi, ne sauraient m'apparaître comme les profils d'une même
chose si je ne savais pas que chacun d'entre eux représente
l'appartement vu d'ici ou vu de là, si je n'avais conscience de mon
propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les phases
du mouvement.
Je peux évidemment survoler en pensée
l'appartement, l'imaginer ou en dessiner le plan sur le papier, mais
même alors je ne saurais saisir l'unité de l'objet sans la médiation de
l'expérience corporelle, car ce que j'appelle un plan n'est qu'une
perspective plus ample : c'est l'appartement "vu d'en haut", et si je
peux résumer en lui toutes les perspectives coutumières, c'est à
condition de savoir qu'un même sujet incarné peut voir tour à tour de
différentes positions.
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945
Berkeley : la matière est une perception de l'esprit
«
La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe ; c’est-à-dire, je
la vois et je la touche : si j’étais sorti de mon bureau, je dirais
qu’elle existe ; j’entendrais par ces mots que si j’étais dans mon
bureau, je la percevrais ou qu’un autre esprit la perçoit actuellement.
Il y avait une odeur, c’est-à-dire on odorait ; il y avait un son,
c’est-à-dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par
la vue ou le toucher. C’est tout ce que je peux entendre par ces
expressions et les expressions analogues. Car ce que l’on dit de
l’existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une
perception qu’on en prendrait, c’est pour moi complètement
inintelligible. Leur existence c’est d’être perçues ; il est impossible
qu’elles aient une existence hors des intelligences ou choses pensantes
qui les perçoivent. »
Epicure : l'âme est corporelle
Comprenons donc que l’âme est un corps composé de particules
subtiles, disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps ;
qu’elle ressemble beaucoup à un souffle mêlé d’une certaine quantité de
chaleur, car elle est semblable d’une part au souffle et de l’autre à la
chaleur …
On ne peut rien concevoir de proprement incorporel que
le vide. Mais le vide ne peut ni agir ni pâtir : il ne fait que
permettre aux corps de se mouvoir à travers lui. Par conséquent, ceux
qui disent que l’âme est un être incorporel parlent pour ne rien dire.
Si elle était incorporelle, en effet, elle ne pourrait agir ni pâtir ;
or nous voyons avec évidence que ces deux accidents sont réellement
éprouvés par l’âme.
Epicure Lettre à Hérodote.
Descartes : le corps et l'esprit ne sont pas de même nature
« Il y a une grande différence entre
l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours
divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet,
lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je
suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes
parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière.
Et
quoique tout l’esprit semble être uni à tout le corps, toutefois, un
pied, ou un bras, ou quelque autre partie étant séparée de mon corps, il
est certain que pour cela il n’y aura rien de retranché de mon esprit.
Et
les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc. ne peuvent pas
proprement être dites ses parties : car le même esprit s’emploie tout
entier à vouloir, et aussi tout entier à sentir, à concevoir, etc.
Mais
c’est tout le contraire dans les choses corporelles et étendues : car
il n’y en a pas une que je ne mette aisément en pièces par ma pensée,
que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties et par
conséquent que je ne connaisse être divisible.
Ce qui suffirait
pour m’enseigner que l’esprit ou l’âme de l’homme est entièrement
différente du corps, si je ne l’avais déjà d’ailleurs assez appris. »
Descartes, 6ème méditation métaphysique
" La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim,
de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi
qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint
très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un
seul tout avec lui. Car, si cela n'était lorsque mon corps est blessé,
je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une
chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul
entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se
rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de
manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des
sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments
de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines
façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l'union et
comme du mélange de l'esprit avec le corps.
Descartes, Méditations métaphysiques (6).
Kant : on ne peut comparer le vivant à une montre
Dans
une montre une partie est l'instrument du mouvement des autres, mais un
rouage n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage
; certes une partie existe pour une autre, mais ce n'est pas par cette
autre partie qu'elle existe. C'est pourquoi la cause productrice de
celles-ci et de leur forme n'est pas contenue dans la nature (de cette
matière), mais en dehors d'elle dans un être, qui d'après des Idées peut
réaliser un tout possible par sa causalité. C'est pourquoi aussi dans
une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une
montre d'autres montres, en sorte qu'à cet effet elle utiliserait (elle
organiserait) d'autres matières ; c'est pourquoi elle ne remplace pas
d'elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs
défauts dans la première formation par l'intervention des autres
parties, ou se répare elle-même, lorsqu'elle est déréglée : or tout cela
nous pouvons en revanche l'attendre de la nature organisée. Ainsi un
être organisé n'est pas simplement machine, car la machine possède
uniquement une force motrice ; mais l'être organisé possède en soi une
force formatrice qu'il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas
(il les organise) : il s'agit ainsi d'une force formatrice qui se
propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de
mouvoir (le mécanisme).
Kant, Critique de la faculté de juger
Descartes, le vivant est une machine naturelle
« Je ne connais aucune différence entre les machines que font les
artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les
effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux,
ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque
proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si
grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les
tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont
ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est
certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la
physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont
avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les
heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas
moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »
René Descartes, Traite des passions de l’âme, I, 6
René Descartes, Traite des passions de l’âme, I, 6
Aristote : c'est l'âme et non la matière qui constitue le vivant
Si donc chaque animal, comme toutes ses parties, ne consistait que dans sa figure et sa couleur, Démocrite aurait pleine raison ; car il semble que voici sa doctrine : « Il est clair pour tout le monde, dit-il, que l'homme est ce qu'il est par la forme dont il est doué, comme si l'on ne reconnaissait l'homme qu'à sa figure et à sa couleur. » On peut répondre qu'un cadavre a aussi la même forme apparente, et que pourtant le cadavre n'est pas un homme. On peut répondre encore qu'il n'est pas moins impossible qu'une main soit réellement une main dans une combinaison quelconque, par exemple si elle est en airain ou en bois. Il n'y a là qu'unehomonymie, comme serait celle d'un médecin en peinture. (641b) La main ne pourrait pas alors accomplir son œuvre propre, pas plus que des flûtes en pierre n'accompliraient la leur, non plus que le médecin peint dans un tableau n'accomplirait la sienne. Semblablement à tous ces cas, il n'est pas une des parties du cadavre qui soit encore une partie véritable du corps, par exemple, l'œil, la main, etc., etc.
Toutes ces explications des philosophes antérieurs sont par trop simples; et elles ressemblent beaucoup à celle que nous donnerait un maçon qui nous dirait que, pour son travail, il se sert d'une main de bois. Ce n'est pas autrement que nos naturalistes nous entretiennent des origines et des causes de la figure des êtres. Il est bien vrai que les origines et les causes ont dû être le résultat de l'action de certaines forces; mais l'ouvrier pourrait nous parler de sa hache et de sa vrille, tout comme le philosophe nous parle d'air et de terre. Seulement l'ouvrier expliquerait encore mieux les choses; car il ne se contenterait pas de nous dire qu'avec son outil dirigé et tombant de telle ou telle façon, il se produit tantôt un trou, et tantôt une surface plane. Il nous dirait de plus pourquoi il a donné tel coup de son instrument, et quel a été son but; enfin, il ajouterait l'explication de la cause qui fait que son ouvrage prend telle forme, ou bien telle autre forme, à son gré. II est donc certain que nos philosophes se trompent, et qu'il faut dire d'abord que c'est de tel animal qu'on entend parler; et ensuite, après l'avoir indiqué, il faut expliquer ce qu'il est en lui-même et quelles sont ses qualités ; il faut en faire autant pour chacune de ses parties, comme on le faisait pour expliquer la forme du lit. Si donc c'est l'âme ou une partie de l'âme qui constitue réellement l'animal, ou que du moins l'animal ne puisse pas exister sans l'âme, puisque l'âme une fois disparue, il n'y a plus d'animal, et qu'aucune de ses parties ne demeure plus la même, si non en apparence, comme dans la mythologie certains êtres sont changés en pierres ; si, dis-je, la chose est bien ainsi, le naturaliste doit parler de l'âme et bien savoir ce qu'elle est. S'il n'a pas à étudier l'âme tout entière, il doit l'étudier tout au moins dans ce point de vue spécial qui sert à expliquer ce qu'est précisément l'animal; il doit connaître ce qu'est l'âme ou cette partie spéciale, avec toutes les conditions, qui à cet égard, constituent son essence.
TRAITE DES PARTIES DES ANIMAUX D'ARISTOTE
Toutes ces explications des philosophes antérieurs sont par trop simples; et elles ressemblent beaucoup à celle que nous donnerait un maçon qui nous dirait que, pour son travail, il se sert d'une main de bois. Ce n'est pas autrement que nos naturalistes nous entretiennent des origines et des causes de la figure des êtres. Il est bien vrai que les origines et les causes ont dû être le résultat de l'action de certaines forces; mais l'ouvrier pourrait nous parler de sa hache et de sa vrille, tout comme le philosophe nous parle d'air et de terre. Seulement l'ouvrier expliquerait encore mieux les choses; car il ne se contenterait pas de nous dire qu'avec son outil dirigé et tombant de telle ou telle façon, il se produit tantôt un trou, et tantôt une surface plane. Il nous dirait de plus pourquoi il a donné tel coup de son instrument, et quel a été son but; enfin, il ajouterait l'explication de la cause qui fait que son ouvrage prend telle forme, ou bien telle autre forme, à son gré. II est donc certain que nos philosophes se trompent, et qu'il faut dire d'abord que c'est de tel animal qu'on entend parler; et ensuite, après l'avoir indiqué, il faut expliquer ce qu'il est en lui-même et quelles sont ses qualités ; il faut en faire autant pour chacune de ses parties, comme on le faisait pour expliquer la forme du lit. Si donc c'est l'âme ou une partie de l'âme qui constitue réellement l'animal, ou que du moins l'animal ne puisse pas exister sans l'âme, puisque l'âme une fois disparue, il n'y a plus d'animal, et qu'aucune de ses parties ne demeure plus la même, si non en apparence, comme dans la mythologie certains êtres sont changés en pierres ; si, dis-je, la chose est bien ainsi, le naturaliste doit parler de l'âme et bien savoir ce qu'elle est. S'il n'a pas à étudier l'âme tout entière, il doit l'étudier tout au moins dans ce point de vue spécial qui sert à expliquer ce qu'est précisément l'animal; il doit connaître ce qu'est l'âme ou cette partie spéciale, avec toutes les conditions, qui à cet égard, constituent son essence.
TRAITE DES PARTIES DES ANIMAUX D'ARISTOTE
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