Tuesday, 10 March 2015

Montaigne : on ne peut trouver de critère de vérité

Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l'infini. Notre fantaisie ne s'applique pas aux choses étrangères, mais elle est conçue par l'entremise des sens; et les sens ne comprennent pas le sujet étranger, mais seulement leurs propres passions; et par ainsi la fantaisie et apparence n'est pas du sujet, mais seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et sujet sont choses diverses : par quoi qui juge par les apparences, juge par chose autre que le sujet. Et de dire que les passions des sens rapportent à l'âme la qualité des sujets étrangers par ressemblance, comment se peut l'âme et l'entendement assurer de cette
ressemblance, n'ayant de soi nul commerce avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrate, voyant son portrait, ne peut dire qu'il lui ressemble. Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c'est par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience. Sera-ce qu'aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait.


Montaigne, Essais, II, 12

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