Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai
d'explication. La première met en cause une histoire quasi immobile,
celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure ; une
histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de
retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n'ai pas voulu
négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses
inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles
introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil
de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs
fleurs qu'on montre rapidement et dont ensuite il n'est plus jamais
question, comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps,
comme si les troupeaux s'arrêtaient dans leurs déplacements, comme si
les navires n'avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec
les saisons. Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire
lentement rythmée : [...] une histoire sociale, celle des groupes et des
groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l'ensemble de
la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde
partie de mon livre, en étudiant successivement les économies et les
États, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux
éclairer ma conception de l'histoire, de montrer comment toutes ces
forces de profondeur sont à l'œuvre dans le domaine complexe de la
guerre. Car la guerre, nous le savons, n'est pas un pur domaine de
responsabilités individuelles. Troisième partie enfin, celle de
l'histoire traditionnelle, si l'on veut de l'histoire à la dimension non
de l'homme, mais de l'individu, l'histoire événementielle de François
Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent
sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves rapides,
nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte
tous les instruments de mesure. Mais telle quelle, c'est la plus
passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi.
Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les
contemporains l'ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève
comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et
de leurs illusions. [...] Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition
de l'histoire en plans étagés. Ou, si l'on veut, à la distinction, dans
le temps de l'histoire, d'un temps géographique, d'un temps social,
d'un temps individuel.
Fernand Braudel : La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Préface, Colin, 1949, pp. 13-14.
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