"Nous allons énumérer ici tous les actes de notre entendement par
lesquels nous pouvons parvenir à la connaissance des choses sans aucune
crainte d'erreur; il n'y en a que deux: l'intuition' et la déduction.
Par intuition j'entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le
jugement trompeur d'une imagination qui compose mal son objet, mais la
conception d'un esprit pur et attentif, conception si facile, si
distincte qu'aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons; ou, ce qui
est la même chose, la conception ferme d'un esprit pur et attentif qui
naît de la seule lumière de la raison et qui, étant plus simple, est par
suite plus pure que la déduction même, qui pourtant elle aussi ne peut
être mal faite par l'homme [...]. Ainsi, chacun peut voir par intuition
qu'il existe, qu'il pense, que le triangle est défini par trois lignes
seulement, la sphère par une seule surface, et des choses de ce genre,
qui sont bien plus nombreuses que ne le pourraient croire la plupart des
hommes, parce qu'ils dédaignent de tourner leur esprit vers des choses
si faciles [...]. On a déjà pu se demander pourquoi, outre l'intuition,
nous avons ajouté un autre mode de connaissance qui se fait par
déduction, opération par laquelle nous entendons tout ce qui se conclut
nécessairement d'autres choses déjà connues avec certitude, bien
qu'elles ne soient pas elles-mêmes évidentes, pourvu seulement qu'elles
soient déduites à partir de principes vrais et connus par un mouvement
continu et ininterrompu de la pensée qui a une intuition claire de
chaque chose. C'est ainsi que nous savons que le dernier anneau d'une
longue chaîne est relié au premier, même si nous n'embrassons pas d'un
seul et même coup d'œil tous les intermédiaires dont dépend ce lien,
pourvu que nous ayons parcouru ceux-ci successivement et que nous nous
souvenions que du premier au dernier chacun tient à ceux qui lui sont
proches. Nous distinguons donc ici l'intuition de la déduction certaine
en ce qu'on conçoit en celle-ci un mouvement ou une certaine succession,
tandis que dans celle-là, il n'en est pas de même; et qu'en outre pour
la déduction une évidence actuelle n'est pas nécessaire comme pour
l'intuition, mais plutôt qu'elle reçoit en un sens sa certitude de la
mémoire. D'où il résulte qu'au sujet des propositions, qui sont la
conséquence immédiate des premiers principes, on peut dire, suivant la
manière différente de les considérer, qu'on les connaît tantôt par
intuition, tantôt par déduction; mais les premiers principes eux-mêmes
ne peuvent être connus que par intuition; et au contraire les
conséquences éloignées ne peuvent l'être que par déduction'.
René
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit (1628), règle III,
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