" Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l'art.
Puisque le talent, comme faculté productive innée de l'artiste,
appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie
est la disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne les
règles à l'art. Quoi qu'il en soit de cette définition, qu'elle soit
simplement arbitraire, ou qu'elle soit ou non conforme au concept que
l'on a coutume de lier au mot de génie, on peut toutefois déjà prouver
que suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les
beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du
génie. Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles
un produit est tout d'abord représenté comme possible, si on doit
l'appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas
que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d'une règle
quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et
par conséquent il ne permet pas que l'on pose au fondement un concept de
la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne
peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d'après laquelle ils doivent
réaliser leur produit. Or puisque sans une règle qui le précède un
produit ne peut jamais être dit un produit de l'art, il faut que
la nature donne la règle à l'art dans le sujet (et cela par la concorde
des facultés de celui-ci); en d'autres termes les beaux-arts ne sont
possibles que comme produits du génie. "
Kant, Critique de la faculté de juger
Sunday, 14 December 2014
Alain : la règle du beau n'apparait que dans l'oeuvre
"Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les
fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore
est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée
en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il
essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que
la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien
définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique
seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à
mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait
; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs
qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure
qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient
ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre
en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le
génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est
pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au
poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il
la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (...) Ainsi la règle du
Beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne
peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre."
Alain, Système des Beaux Arts
Alain, Système des Beaux Arts
Thursday, 11 December 2014
Heidegger : Comme si le « on » pouvait mourir…
La vie publique où prend place l’être-en-compagnie quotidien connaît la mort comme une rencontre qui se produit constamment, comme « cas de mort ». Un tel, qu’il soit proche ou lointain, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. En tant que telle, elle se maintient dans l’insurprenance qui caractérise ce qui se rencontre quotidiennement. Le on s’est déjà assuré aussi pour cet événement d’une explication. Les propos tenus à son sujet, qu’ils soient clairement exprimés ou le plus souvent restreints à de « fugitives » allusions, reviennent à dire : on finit bien un jour par mourir mais pour le moment nous-on demeure à l’abri.
L’analyse du mot « on meurt » révèle sans équivoque le genre d’être de l’être quotidien vers la mort. Celle-ci est entendue dans des propos de ce genre comme quelque chose de vague qui doit avant tout débarquer de quelque part mais dans l’immédiat n’est pas encore là-devant pour un individu donné et n’a donc rien de menaçant. Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est Personne. Le « trépas » est ramené au niveau d’un événement qui frappe sans doute le Dasein mais ne concerne spécialement personne.
S’il est un cas où l’équivoque est consubstantielle au on-dit, c’est bien dans cette façon de parler de la mort. Le trépas qui, sans délégation possible, est essentiellement à moi, est reconverti en un événement se produisant publiquement qui rencontre le on. La façon d’en parler qui a ce caractère parle de la mort comme d’un « cas » se produisant constamment. Elle le fait passer pour quelque chose de toujours déjà « réel » et en voile le caractère de possibilité ; elle voile donc par là même les moments qui en font partie et la rendent sans relation et indépassable. Grâce à ce genre d’équivoque, le Dasein s’expose à se perdre dans le on par rapport à un pouvoir-être insigne appartenant au soi-même le plus propre. Le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se le dissimuler.
Heidegger, Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986, pp 307-308.
Pascal : le divertissement
Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses
agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans
la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions,
d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir
pas demeurer en repos dans une chambre. [...] Tel homme passe sa vie
sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. donnez-lui tous les
matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue
point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il
recherche l'amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour
rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas
l'amusement seul qu'il recherche, un amusement languissant et sans
passion l'ennuiera, il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même
en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas
qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un
sujet de passion et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa
crainte pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui
s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. d'où vient que cet homme
qui a perdu depuis de mois son fils unique et qui est accablé de procès
et de querelles était ce matin si troublé et n'y pense plus maintenant ?
Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce
sanglier que les chiens
poursuivent avec tant d'ardeur depuis six
heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse
qu'il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme quelque
heureux qu'il soit, s'il n'est diverti ou occupé par quelque passion ou
quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt
chagrin et malheureux. [...]
Pascal : Pensées, 139
Monday, 8 December 2014
Nelson Goodman: «Quand y a-t-il art ?»
« La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées
pour répondre à la question «Qu’est-ce que l’art ?» Cette question,
souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art
«Qu’est-ce que l’art de qualité ?», s’aiguise dans le cas de l’art
trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle
s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental et
conceptuel. Le pare-chocs d’une automobile accidentée dans une galerie
d’art est-il une œuvre d’art ? Que dire de quelque chose qui ne serait
pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée –
par exemple, le creusement et le remplissage d’un trou dans Central
Park1, comme le prescrit Oldenburg2 ? Si ce sont des œuvres d’art, alors
toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils
des œuvres d’art ? Sinon, qu’est-ce qui distingue ce qui est une œuvre
d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas «Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ?» mais «Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ?» – ou plus brièvement, comme dans mon titre3, «Quand y a-t-il de l’art?».
Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. Sur la route, elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie4 certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d’un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter.
[...] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu’un objet est de l’art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d’art, comme il demeure un tableau, alors même qu’il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l’art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s’assied jamais dessus, et une boîte d’emballage reste une boîte d’emballage même si on ne l’utilise jamais que pour s’asseoir dessus. Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art ; mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef ».
Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Éd. Jacqueline Chambon, coll. «Rayon art», 1992, pp. 89-90 et 93.
d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction.
Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas «Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ?» mais «Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ?» – ou plus brièvement, comme dans mon titre3, «Quand y a-t-il de l’art?».
Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. Sur la route, elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie4 certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d’un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter.
[...] Peut-être est-ce exagérer le fait ou parler de façon elliptique que de dire qu’un objet est de l’art quand et seulement quand il fonctionne symboliquement. Le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d’art, comme il demeure un tableau, alors même qu’il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l’art en fonctionnant comme art. De façon similaire, une chaise reste une chaise même si on ne s’assied jamais dessus, et une boîte d’emballage reste une boîte d’emballage même si on ne l’utilise jamais que pour s’asseoir dessus. Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art ; mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef ».
Nelson Goodman, «Quand y a-t-il art ?» (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Éd. Jacqueline Chambon, coll. «Rayon art», 1992, pp. 89-90 et 93.
Kant : le beau et l'agréable
Le jugement de goût, s’il est authentiquement esthétique, implique
une adhésion universelle. Pas question dès lors d’admettre à propos de
beau la formule convenue : « À chacun selon son goût »… Lorsqu’il
s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement,
qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme
qu’un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien
disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers
qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela
m’est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue,
du palais et du gosier, mais aussi pour tout ce qui peut être agréable
aux yeux et aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et
aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le
son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce
serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le
jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était
logiquement opposé; le principe : « À chacun son goût » ( s’agissant des
sens ) est un principe valable pour ce qui est agréable. Il en va tout
autrement du beau. Il serait ( tout juste à l’inverse ) ridicule que
quelqu’un, s’imaginant
avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet ( l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation ) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l’agrément; personne ne s’en soucie; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Critique de la faculté de juger ( 1790 ), § 7, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, pp.74-75.
avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet ( l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation ) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l’agrément; personne ne s’en soucie; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Critique de la faculté de juger ( 1790 ), § 7, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, pp.74-75.
Platon : Le mythe deTheuth
SOCRATE J'ai donc ouï dire qu'il existait près de Naucratis, en
Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu'à ce dieu les Égyptiens
consacrèrent l'oiseau qu'ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Theuth.
C'est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul,
la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l'écriture
(grammata). Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il
habitait la grande ville de la Haute-Égypte que les Grecs appellent
Thèbes l'égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth
vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu'il avait
inventés, et il lui dit qu'il fallait les répandre parmi les Égyptiens.
Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le
renseigna ; et, selon qu'il les jugeait être un bien ou un mal, le roi
approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup
d'observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les
exposer. Mais, quand on en vint à l'écriture : « Roi, lui dit Theuth,
cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l'art de
se souvenir, car j'ai trouvé un remède (pharmakon) pour soulager la
science (sophia) et la mémoire. » Et le roi répondit : - Très
ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre
est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à
ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture
(patêr ôn grammatôn), tu lui attribues, par bienveillance, tout le
contraire de ce qu'elle peut apporter. [275] Elle ne peut produire dans
les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant
négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par
le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du
fond d'eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as
trouvé le remède (pharmakon), non point pour enrichir la mémoire, mais
pour conserver les souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la
présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils
auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s'imagineront devenus
très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de
commerce incommode, des savants
imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants.
Platon, Phèdre.
imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais savants.
Platon, Phèdre.
Francis Ponge: le poète peut décrire le détail du réel
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
Thursday, 4 December 2014
Pascal : le divertissement
Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses
agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent dans
la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions,
d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir
pas demeurer en repos dans une chambre. [...] Tel homme passe sa vie
sans ennui en jouant tous les jours peu de choses. donnez-lui tous les
matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue
point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il
recherche l'amusement du jeu et non le gain. Faites-le donc jouer pour
rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas
l'amusement seul qu'il recherche, un amusement languissant et sans
passion l'ennuiera, il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même
en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas
qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un
sujet de passion et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa
crainte pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui
s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. d'où vient que cet homme
qui a perdu depuis de mois son fils unique et qui est accablé de procès
et de querelles était ce matin si troublé et n'y pense plus maintenant ?
Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce
sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six
heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse
qu'il soit, si on peut gagner sur lui et le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme quelque
heureux qu'il soit, s'il n'est diverti ou occupé par quelque passion ou
quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt
chagrin et malheureux. [...]
Pascal. Pensées 139 ed Brunswicg
Pascal. Pensées 139 ed Brunswicg
BERGSON : ne confondons pas l'espace et le temps
"Que le temps implique la succession, je n'en disconviens
pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme
la distinction d'un "avant" et d'un "après" juxtaposés, c'est ce que je
ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la
plus pure impression de succession que nous puissions avoir - une
impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité - et
pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la
décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en
notes distinctes, en autant d'"avant" et d'"après" qu'il nous plaît,
c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la
succession de simultanéité: dans l'espace et dans l'espace seulement, il
y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je
reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous
plaçons d'ordinaire, Nous n'avons aucun intérêt à écouter le
bourdonnement de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là".
BERGSON La pensée et le mouvant, La perception du changement.
BERGSON La pensée et le mouvant, La perception du changement.
Monday, 1 December 2014
Les philosophes et la «bêtise»
Les philosophes et la «bêtise»
Elisabeth de Fontenay, philosophe
et auteur de Le Silence des bêtes, ouvre notre dossier par un constat
et une mise en garde. Oui, la frontière entre l’homme et l’animal
s’efface et le débat entre « dualistes » et « continuistes » n’a plus
lieu d’être. Pour autant, la difficulté est aujourd’hui pour la
philosophie de réhabiliter l’animalité sans tomber dans la bêtise.
« Comme si l’homme avait
été la grande pensée de derrière la tête de l’évolution animale. Il
n’est absolument pas le couronnement de la création : chaque être se
trouve à côté de lui au même degré de perfection », écrivait
Friedrich Nietzsche. Par-delà ou en deçà de notre maîtrise du vivant,
nous faisons désormais, pour le meilleur et pour le pire, l’expérience
d’une communauté de destin avec les animaux. Leur proximité est à
l’horizon de quelques-uns de nos problèmes les plus sensibles. Rappelons
juste les épisodes de la vache folle et de la grippe aviaire qui, avec
le scandale des conditions industrielles et mercantiles d’abattage et
d’élevage, ont révélé le danger de contamination entre les espèces. On
peut évoquer encore la proche faisabilité de greffes d’organes animaux à
des humains ou la création de chimères, animaux hybrides, que rend
désormais effective le génie génétique.
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie, pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au « naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction. L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa non-représentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?
Les recherches scientifiques croisées des paléoanthropologues, des primatologues, des zoologues, des éthologues et des généticiens, ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution (ensemble des théories contemporaines de l’évolution), ne peuvent que ruiner, dans ses fondements implicites et bien-pensants, la sacro-sainte foi humaniste et toujours quelque peu créationniste que nous avons dans l’unicité et la prééminence de notre espèce. Ces disciplines achèvent de faire déroger l’homme, mettant fin à une arrogance occidentale presque immémoriale.
Face à cette grande crise du propre de l’homme, les philosophes se trouvent en première ligne. Tous, depuis le commencement grec, ont parlé de l’animalité, tantôt sans la thématiser explicitement, tantôt en lui donnant une fonction capitale. Les uns, dualistes comme René Descartes et Emmanuel Kant, opposent radicalement l’humain et l’animal. D’autres, comme Aristote, Gottfried Wilhelm Leibniz, Edmund Husserl, se représentent une gradation de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, affirmant que la nature ne fait pas de saut. Pourtant, ces continuistes n’hésitent pas à placer l’homme à part et au-dessus des autres vivants, comme si le classificateur tendait à s’excepter de la classification. Un personnage du Politique de Platon proclame drôlement que, si les grues avaient la parole, elles se placeraient d’un côté d’une ligne de démarcation et mettraient tous les autres vivants, y compris l’homme, de l’autre côté...
Cette sape de la croyance au propre de l’homme passe aujourd’hui par l’écriture de philosophes postmodernes, résolument anti-métaphysiciens, comme Gilles Deleuze et surtout Jacques Derrida. Il semble néanmoins qu’il faille maintenir fermement disjointes deux interrogations hétérogènes : celle de l’origine de l’homme (scientifique) et celle de la signification de l’humain (philosophique, politique). La philosophie, pour autant qu’on s’engage par elle dans des expériences de pensée et qu’on y produit des concepts pouvant susciter des normes, n’a pas à soumettre sa problématique aux révisions scientifiques et encore moins aux conclusions éthico-politiques que certains paléoanthropologues, primatologues, généticiens, éthologues proposent, ingénument et redoutablement parfois, de leurs résultats.
Ces tentatives de réduction – matérialistes et réactionnaires – de l’historique à l’éthologique ou du social au « naturel » ne sauraient être ébranlées par de beaux discours sur le libre arbitre et la volonté. Seule une argumentation philosophique et politique, attentive à ce qu’est un événement, au caractère tragique des conflits de droit entre les êtres humains permet de ne pas sombrer dans la confusion et l’indistinction. L’homme est décrit et expliqué par les scientifiques en tant qu’espèce mais, dans leurs pratiques éthiques et politiques, les hommes se proclament, se déclarent, comme genre humain.
Sans doute est-ce à juste titre que l’ethnologue et philosophe Claude Lévi-Strauss a critiqué la notion de droits de l’homme, trop ancrée dans une philosophie de la subjectivité, du propre, de l’être moral. Il défendait le principe d’un droit de l’homme en tant qu’être vivant, droit de l’espèce humaine entre autres espèces. Bien entendu, on ne peut plus faire taire l’exigence pressante d’un droit des animaux. Faudrait-il pour autant accueillir la réclamation exorbitante, donc injuste, d’une extension des droits de l’homme aux chimpanzés, aux gorilles, aux orangs-outans ? Non, car prendre acte de la continuité oblige en même temps à reconnaître qu’il y a des sauts qualitatifs, ce qu’on nomme l’émergence.
Oui, il faut prendre acte de l’épreuve infligée au consensus humaniste traditionnel, mais il faut affirmer aussi avec la philosophie que le destin de l’humain ne se laisse pas déchiffrer à partir des seuls savoirs sur l’origine de l’homme et les gènes. Sauf à reconstituer un propre d’ordre métaphysique ou théologique, on se gardera bien de définir l’humain. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence de l’homme. Il n’est pas sûr que celui qu’on a pu désigner comme l’animal symbolique puisse se définir par l’existence, l’être pour la mort, l’expérience d’un monde, alors que l’animal se caractériserait par sa pauvreté en monde et sa non-représentation de la mort. Il apparaît de plus en plus clairement que les animaux ont eux aussi des comportements symboliques et des capacités de catégorisation, qu’ils se transmettent des savoir-faire. Tel est le mauvais coup que portent la primatologie et l’éthologie à l’humanisme métaphysique.
Nous ne pouvons pas plus croire Montaigne disant qu’il y a parfois plus de différence d’homme à homme qu’entre un animal et un homme que Descartes faisant du langage le critère absolu de l’humain. Il faut être une brute pour refuser aux bêtes la souffrance, le langage, l’intériorité, la subjectivité, le regard. Mais ne risque-t-on pas de sombrer dans la bêtise si l’on s’obstine à nier que les hommes ressentent, communiquent, expriment, produisent autrement et mieux que les plus humains des animaux ?
Par Élisabeth de Fontenay
Philosophe spécialiste de la différence entre l’homme et l’animal, elle a publié une somme, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998). Également auteur de Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale (Albin Michel, 2008), elle a écrit une préface magnifique au poème de Lucrèce (trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 2009).Saturday, 29 November 2014
Diotime de Mantinée : contempler l'idée du Beau
Diotime poursuit ses révélations sur la nature d’Eros, et en vient à
la révélation suprême sur l’ascension dialectique vers le « Beau »…
(observez bien les différentes étapes de cette ascension… qu’en
déduisez-vous au sujet du désir humain ?)
« Voilà sans doute,
Socrate, dans l’ordre de l’amour, les vérités auxquelles tu peux être,
toi aussi, initié. Mais la révélation suprême et la contemplation qui en
sont le but quand on suit la bonne voie, je ne sais si elles seront à
ta portée. Je vais parler pourtant, dit-elle, sans ménager mon zèle.
Essaye de me suivre, toi-même, si tu en es capable.
Il faut,
dit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence
dès sa jeunesse à rechercher les beaux corps. En premier lieu, s’il est
bien dirigé par celui qui le dirige, il n’aimera qu’un seul corps, et
alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté
qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté d’un autre corps
et que, si l’on doit chercher la beauté qui réside en la forme, il
serait bien fou de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui
réside en tous les corps. Quand il aura compris cela, il deviendra
amoureux de tous les beaux corps, et son violent amour d’un seul se
relâchera : il le dédaignera, il le jugera sans valeur. Ensuite il
estimera la beauté des âmes plus précieuse que celle des corps, en sorte
qu’une personne dont l’âme à sa beauté sans que son charme physique ait
rien d’éclatant, va suffire à son amour et à ses soins. Il enfantera
des discours capables de rendre la jeunesse meilleure ; de là il sera
nécessairement amené à considérer la beauté dans les actions et dans les
lois, et à découvrir qu’elle est toujours semblable à elle-même, en
sorte que la beauté du corps soit peu de chose à son jugement. Ensuite,
des actions humaines il sera conduit aux sciences, pour en apercevoir la
beauté et, les yeux fixés sur l’immense étendue qu’occupe le beau,
cesser désormais de s’attacher comme le ferait un esclave à la beauté
d’un jeune garçon, d’un homme, ou d’une seule action – et renoncer à
l’esclavage qui l’avilit et lui fait dire des pauvretés. Qu’il se tourne
au contraire vers l’océan du beau, qu’il le contemple, et il enfantera
de beaux discours sans nombre, magnifiques, des pensées qui naîtront
dans l’élan généreux de l’amour du savoir, jusqu’à ce qu’enfin, affermi
et grandi, il porte les yeux vers une science unique, celle de la beauté
dont je vais te parler.
Efforce-toi, dit-elle, de m’accorder
toute l’attention dont tu es capable. L’homme guidé jusqu’à ce point sur
le chemin de l’amour contemplera les belles choses dans leur succession
et leur ordre exact ; il atteindra le terme suprême de l’amour et
soudain il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse,
celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque-là,
une beauté qui tout d’abord est éternelle, qui ne connaît ni la
naissance ni la mort, ni la croissance ni le déclin, qui ensuite n’est
pas belle par un côté et laide par un autre, qui n’est ni belle en ce
temps-ci et laide en ce temps-là, ni belle sous tel rapport et laide
sous tel autre, ni belle ici et laide ailleurs, en tant que belle pour
certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas
comme un visage, ni comme des mains ou rien d’autre qui appartienne au
corps, ni non plus comme un discours ni comme une connaissance ; elle ne
sera pas non plus située dans quelque chose d’extérieur, par exemple
dans un être vivant, dans la terre, dans le ciel, ou dans n’importe quoi
d’autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et par elle-même,
éternellement jointe à elle-même par l’unicité de sa forme, et toutes
les autres choses qui sont belles participent de cette beauté de telle
manière que la naissance ou la destruction des autres réalités ne
l’accroît ni ne la diminue, elle, en rien, et ne produit aucun effet sur
elle. Quand, à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève grâce à l’amour
bien compris des jeunes gens, et qu’on commence d’apercevoir cette
beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Suivre, en effet, la
voie véritable de l’amour, ou y être conduit par un autre, c’est partir,
pour commencer, des beautés de ce monde pour aller vers cette
beauté-là, s’élever toujours, comme par échelons, en passant d’un seul
beau corps à deux, puis de deux à tous, puis des beaux corps aux belles
actions, puis des actions aux belles sciences, jusqu’à ce que des
sciences on en vienne enfin à cette science qui n’est autre que la
science du beau, pour connaître enfin la beauté en elle-même.
Tel est dans la vie, mon cher Socrate, me dit l’Étrangère de Mantinée, le moment digne
entre tous d’être vécu : celui où l’on contemple la beauté en elle-même.
Platon, Le Banquet, 209e-212c
Baudelaire: l'imitation est l'ennemie de l'imagination
Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières
différentes : « Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas
de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie
excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de l’art,
prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les
arts, même au roman, même à la poésie. À ces doctrinaires si satisfaits
de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de
répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est,
parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je
préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. »
Cependant il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en
question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature
extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir
leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout
ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et
la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu comprendre ces
singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je
lui fais l’honneur de croire qu’elle voulait dire : L’artiste, le vrai
artiste, le vrai poëte, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il
sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter
comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme,
si grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous donnerait
seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si
les pédants dont je parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse),
et qui ont des représentants partout, cette théorie flattant également
l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose fût entendue
ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous n’avons pas
d’imagination, et nous décrétons que personne n’en aura. » ...
Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à
toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle
leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et
cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle
n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle
malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de
l’Evangile.
Baudelaire, l'art romantique.
Hegel : le beau artistique est supérieur au beau naturel
D’après l’opinion courante, la beauté créée par l’art serait même
bien au-dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l’art
consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel. S’il
en était vraiment ainsi, l’esthétique, comprise uniquement comme science
du beau artistique, laisserait en dehors de sa compétence une grande
partie du domaine artistique. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à
l’encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est
supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit.
L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique
également à ses produits et, par conséquent, à l’art. C’est pourquoi le
beau artistique est supérieur au beau naturel. Tout ce qui vient de
l’idée est supérieur à ce qui vient de la nature. La plus mauvaise idée
qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la
plus grande production de la nature, et cela justement parce qu’elle
participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel.
...
Ce
qui nous plaît dans la beauté artistique, c'est précisément le
caractère de liberté de sa production et de ses formes qui nous
soustrait, semble-t-il, par la production et par l'intuition mêmes, aux
liens de la règle et du réglé. Face à la rigueur de ce qui subit le joug
des lois et face à la sombre intériorité de la pensée, nous cherchons
l'apaisement et l'animation dans les figures de l'art ; face au royaume
ténébreux des idées, une réalité animée et pleine de vie. Enfin, la
source des œuvres d'art est la libre activité de l'imagination qui, dans
ses images mêmes, est plus libre que la nature. Non seulement l'art
dispose de l'entièreté du royaume des formes de la nature, dans leur
paraître multiple et bigarré, mais l'imagination créatrice se montre
inépuisable dans les productions qui lui sont propres. Face à cette
plénitude démesurée de l'imagination et de ses libres réalisations, il
semble donc que la pensée doive renoncer au projet hardi de saisir
intégralement de pareilles réalisations, de les juger et de les ordonner
sous ses formules universelles. […] Il est vrai qu'il y a des cas dans
lesquels l'art peut être considéré comme un jeu éphémère destiné à
l'amusement et à la distraction, comme un ornement qui sert à enjoliver
l'aspect extérieur des rapports de la vie ou à mettre en relief, en les
ornant, d'autres objets. Sous ce point de vue, il ne s'agit pas d'un art
indépendant et libre, mais d'un art asservi. Mais ce que nous proposons
d'étudier, c'est l'art libre dans sa fin et dans ses moyens. […] L'art
beau n'est véritablement art qu'en cette liberté propre.
Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique, chap. I, I, I
Thursday, 27 November 2014
Kant : le temps est la forme pure de la sensibilité
Le temps, selon Kant est une » forme a priori de la sensibilité » et
non pas un attribut dezs choses en soi (comme Saint Augustin il pense
que le temps n’existe pas indépendamment de nous qui le percevons. Le
temps n’est pas une réalité absolue)
a) Le temps n’est pas
quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme
une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on
fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition ;
dans le premier cas, en effet, il faudrait qu’il fût quelque chose qui
existât réellement sans objet réel. Mais dans le second cas, en qualité
de détermination ou d’ordre inhérent aux choses elles-mêmes, il ne
pourrait être donné avant les objets comme leur condition, ni être connu
et intuitionné a priori par des propositions synthétiques; ce qui
devient facile, au contraire, si le temps n’est que la condition
subjective sous laquelle peuvent trouver place en nous toutes les
intuitions. Alors, en effet, cette forme de l’intuition intérieure peut
être représentée avant les objets et, par suite, a priori.
b) Le
temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de
l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, le temps
ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il
n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il
détermine le rapport des représentations dans notre état interne. Et,
précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune
figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous
représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini
et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une
dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les
propriétés du temps, avec cette seule exception que les parties
de
la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours
successives. Il ressort clairement de là que la représentation du temps
lui-même est une intuition, puisque tous ses rapports peuvent être
exprimés par une intuition extérieure.
c) Le temps est la
condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace,
en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme
condition a priori, simplement aux phénomènes externes. Au contraire,
comme toutes les représentations, qu’elles puissent avoir ou non pour
objets des choses extérieures, appartiennent, pourtant, en elles-mêmes,
en qualité de déterminations de l’esprit, à l’état interne, et, comme
cet état interne est toujours soumis à la condition formelle de
l’intuition intérieure et que, par suite, il appartient au temps, le
temps est une condition a priori de tous les phénomènes intérieurs (de
notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes
extérieurs. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781),
Monday, 24 November 2014
Saussure : Le signe linguistique
Nous appelons signe la combinaison du
concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme
désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot
(arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en
tant qu'il porte le concept "arbre", de telle sorte que l'idée de la
partie sensorielle implique celle du total. L'ambiguïté disparaîtrait si
l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui
s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de
conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept
et image acoustique respectivement par signifié et signifiant(...) Le
lien unifiant le signifiant et le signifié est arbitraire, ou encore,
puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association
d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le
signe linguistique est arbitraire. Ainsi l'idée de "soeur" n'est liée
par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de
signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel
autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même
de langues différentes (...) Le mot arbitraire appelle aussi une
remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre
choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de
l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe
linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire
arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache
naturelle dans la réalité.
De Saussure , Cours de linguistique générale, 1916
Aristote : Imiter est utile
» À l’origine de l’art poétique dans son ensemble, il semble bien y
avoir deux causes, toutes deux naturelles. Imiter est en effet, dès
leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se
différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort
enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation –
comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux
représentations; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous
prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont
la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les
plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un
grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement
aussi pour les autres hommes – quoique les points communs entre eux
soient peu nombreux à ce sujet. On se plaît en effet à regarder les
images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se
rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là,
c’est un tel; car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce
n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le
plaisir, mais en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une
autre cause de ce genre. L’imitation, la mélodie et le rythme ( car il
est évident que les mètres sont une partie des rythmes ) nous étant
naturels, ceux qui à l’origine avaient les meilleures dispositions
naturelles en ce domaine, firent peu à peu des progrès, et à partir de
leurs improvisations, engendrèrent la poésie. Mais la poésie se divisa
suivant le caractère propre à chacun; ceux qui avaient une âme noble
imitaient les belles actions et celles de leurs pareils, ceux qui
étaient plus vulgaires imitaient les actions des hommes bas, en
composant d’abord des blâmes, tout comme les autres composaient des
hymnes et des éloges ».
ARISTOTE. Poétique, IV, 1448
ARISTOTE. Poétique, IV, 1448
Platon . Les trois lits.
SOCRATE - Pourrais-tu me dire ce qu'est, en général, l'imitation car je ne conçois pas bien moi-même ce qu'elle se propose.
SOCRATE. - Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l'auteur — autrement qui serait-ce ?... GLAUCON. - Personne d'autre, à mon avis. S. - Une seconde est celle du menuisier. G. - Oui. S. - Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas ?
G. - Soit. S. - Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.
2) PLATON La République, livre X, 595c-599a, tr. fr. R. Baccou, coll. GF
SOCRATE. - Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l'auteur — autrement qui serait-ce ?... GLAUCON. - Personne d'autre, à mon avis. S. - Une seconde est celle du menuisier. G. - Oui. S. - Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas ?
G. - Soit. S. - Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois espèces de lits.
2) PLATON La République, livre X, 595c-599a, tr. fr. R. Baccou, coll. GF
Kant : Qu'est-ce que l'art ?
“1. L’art est distingué de la nature, comme le faire l’est de l’agir
ou causer en général et le produit ou la conséquence de l’art se
distingue en tant qu’œuvre du produit de la nature en tant qu’effet.
En
droit on ne devrait appeler art que la production par liberté,
c’est-à-dire par un libre-arbitre, qui met la raison au fondement de ses
actions. On se plaît à nommer une œuvre d’art le produit des
abeilles
(les gâteaux de cire régulièrement construits), mais ce n’est qu’en
raison d’une analogie avec l’art; en effet, dès que l’on songe que les
abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement
rationnelle, on déclare aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur
nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on
l’attribue en tant qu’art. Lorsqu’en fouillant un marécage on découvre,
comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas
que c’est un produit de la nature, mais de l’art; la cause productrice
de celui-ci a pensé à une fin, à laquelle l’objet doit sa forme. On
discerne d’ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée,
qu’une représentation de ce qu’elle est a dû dans sa cause précéder sa
réalité ( même chez les abeilles ), sans que toutefois cette cause ait
pu précisément penser l’effet; mais quand on nomme simplement une chose
une œuvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend
toujours par là une œuvre de l’homme.
2. L’art, comme habileté de
l’homme, est aussi distinct de la science (comme pouvoir l’est de
savoir), que la faculté pratique est distincte de la faculté théorique,
la technique de la théorie (comme l’arpentage de la géométrie). Et de
même ce que l’on peut, dès qu’on sait seulement ce qui doit être fait,
et que l’on connaît suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle pas de
l’art…. Camper(1) décrit très exactement comment la meilleure chaussure
doit être faite, mais il ne pouvait assurément pas en faire une.
3.
L’art est également distinct du métier; l’art est dit libéral, le
métier est dit mercenaire. On considère le premier comme s’il ne pouvait
obtenir de la finalité (réussir) qu’en tant que jeu, c’est-à-dire comme
une activité en elle-même agréable; on considère le second comme un
travail, c’est-à-dire comme une activité, qui est en elle-même
désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par
exemple le salaire), et qui par conséquent peut être imposée de manière
contraignante.”
(1) Pierre Camper (1722-1789), anatomiste hollandais.
E.KANT. Critique de la Faculté de juger (1790), § 43
Cratyle : il y a des noms naturels aux choses
HERMOGÈNE.
Pour moi, Socrate, après en avoir souvent raisonné avec Cratyle et avec beaucoup d'autres, je ne saurais me persuader [384d] que la propriété du nom réside ailleurs que dans la convention et le consentement des hommes. Je pense que le vrai nom d'un objet est celui qu'on lui impose; que si à ce nom on en substitue un autre, ce dernier n'est pas moins propre que n'était le précédent : de même que si nous venons à changer les noms de nos esclaves, les nouveaux qu'il nous plaît de leur donner ne valent pas moins que les anciens. Je pense qu'il n'y a pas de nom qui soit naturellement propre à une chose plutôt qu'à une autre, et que c'est la loi et l'usage qui les ont tous établis et consacrés. S'il en est autrement, [384e] je suis tout disposé à m'en instruire et à écouter Cratyle, ou qui que ce soit.
….
SOCRATE.
Il paraît, Hermogène, que l'institution des noms n'est pas une petite affaire ni l'ouvrage de gens médiocres et du premier venu. Cratyle a donc raison de dire qu'il y a des noms naturels [390e] aux choses, et que tout homme ne peut pas être un artisan de noms, mais celui-là seul qui considère le nom propre à chaque chose, et qui sait en réaliser l'idée dans les lettres et les syllabes ( 390d)
Platon Cratyle
Pour moi, Socrate, après en avoir souvent raisonné avec Cratyle et avec beaucoup d'autres, je ne saurais me persuader [384d] que la propriété du nom réside ailleurs que dans la convention et le consentement des hommes. Je pense que le vrai nom d'un objet est celui qu'on lui impose; que si à ce nom on en substitue un autre, ce dernier n'est pas moins propre que n'était le précédent : de même que si nous venons à changer les noms de nos esclaves, les nouveaux qu'il nous plaît de leur donner ne valent pas moins que les anciens. Je pense qu'il n'y a pas de nom qui soit naturellement propre à une chose plutôt qu'à une autre, et que c'est la loi et l'usage qui les ont tous établis et consacrés. S'il en est autrement, [384e] je suis tout disposé à m'en instruire et à écouter Cratyle, ou qui que ce soit.
….
SOCRATE.
Il paraît, Hermogène, que l'institution des noms n'est pas une petite affaire ni l'ouvrage de gens médiocres et du premier venu. Cratyle a donc raison de dire qu'il y a des noms naturels [390e] aux choses, et que tout homme ne peut pas être un artisan de noms, mais celui-là seul qui considère le nom propre à chaque chose, et qui sait en réaliser l'idée dans les lettres et les syllabes ( 390d)
Platon Cratyle
Descartes : Les bêtes ne parlent point comme nous
Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions, et il n'y a point d'homme si imparfait qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument, pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont pas de pensées, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut pas dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient."
Descartes Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov 1646
Thursday, 20 November 2014
Aristote, le temps, nombre du mouvement
§ 1. Nous convenons cependant que le temps ne peut exister sans
changement; car nous-mêmes, lorsque nous n'éprouvons aucun changement
dans notre pensée, ou que le changement qui s'y passe nous échappe, nous
croyons qu'il n'y a point eu de temps d'écoulé. Pas plus qu'il n'y en a
pour ces hommes dont on dit fabuleusement qu'ils dorment à Sardos
auprès des Héros, et qu'ils n'ont à leur réveil aucun sentiment du
temps, parce qu'ils réunissent l'instant qui a précédé à l'instant qui
suit, et n'en font qu'un par la suppression de tous les instants
intermédiaires, qu'ils n'ont pas perçus. Ainsi donc, de même qu'il n'y
aurait pas de temps, si l'instant n'était pas autre, et qu'il fût un
seul et même instant, de même aussi quand on ne s'aperçoit pas qu'il est
autre, il semble que tout l'intervalle n'est plus du temps. Mais si
nous supprimons ainsi le temps, lorsque nous ne discernons aucun
changement et que notre âme semble demeurer dans un instant un et
indivisible, et si, au contraire, lorsque nous sentons et discernons le
changement, nous affirmons qu'il y a du temps d'écoulé, il est évident
que le temps n'existe pour nous qu'à la condition du mouvement [219a] et
du changement. Ainsi, il est incontestable également, et que le temps
n'est pas le mouvement, et que sans le mouvement le temps n'est pas
possible…
. Mais, du moment qu'il y a antériorité [219b] et postériorité, nous affirmons qu'il y a du temps. § 7. En effet, voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur. § 8. Ainsi donc, le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le
nombre que nous jugeons du plus et du moins, et que c'est par le temps que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc, le temps est une sorte de nombre.
Aristote, Physique, Livre IV
. Mais, du moment qu'il y a antériorité [219b] et postériorité, nous affirmons qu'il y a du temps. § 7. En effet, voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur. § 8. Ainsi donc, le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le
nombre que nous jugeons du plus et du moins, et que c'est par le temps que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc, le temps est une sorte de nombre.
Aristote, Physique, Livre IV
Platon Le temps image mobile de l'éternité
Or, quand le Père qui l'avait engendré comprit qu'il se mouvait et
vivait, ce Monde, image née des Dieux éternels, il se réjouit et, dans
sa joie, il réfléchit aux moyens de le rendre plus semblable encore à
son modèle. Et de même que ce modèle se trouve être un Vivant éternel,
il s'efforça, dans la mesure de son pouvoir, de rendre éternel ce tout
lui-même également. Or, c'est la substance du Vivant-modèle qui se
trouvait être éternelle, nous l'avons vu, et cette éternité, l'adapter
entièrement à un Monde engendré, c'était impossible. C'est pourquoi son
auteur s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de
l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité
immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des
Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et
les nuits, les mois et les saisons n'existaient point avant la naissance
du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a
été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé
et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les
appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en
ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu'elle était,
qu'elle est et qu'elle sera. Or, en vérité, l'expression est ne
s'applique qu'à la substance éternelle. Au contraire, était, sera sont
des termes qu'il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le
Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce qui est toujours
immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec
le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne
sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte
aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se
meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du
Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le
Nombre.
Saturday, 15 November 2014
Claude LEVI-STRAUSS : Le mythe des sociétés "naturelles"
La prohibition de l'inceste n'est, ni purement d'origine culturelle,
ni purement d'origine naturelle ; et elle n'est pas, non plus, un dosage
d'éléments composites empruntés partiellement à la nature et
partiellement à la culture. Elle constitue la démarche fondamentale
grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s'accomplit le
passage de la nature à la culture. En un sens, elle appartient à la
nature, car elle est une condition générale de la culture, et par
conséquent il ne faut pas s'étonner de la voir tenir de la nature son
caractère formel, c'est-à-dire l'universalité. Mais en un sens aussi,
elle est déjà la culture, agissant et imposant sa règle au sein de
phénomènes qui ne dépendent point, d'abord d'elle. Nous avons été amené à
poser le problème de l'inceste à propos de la relation entre
l'existence biologique et l'existence sociale de l'homme, et nous avons
constaté aussitôt que la prohibition ne relève exactement, ni de l'une,
ni de l'autre. Nous nous proposons, dans ce travail, de fournir la
solution de cette anomalie, en montrant que la prohibition de l'inceste
constitue précisément le lien qui les unit l'une à l'autre. Mais
cette union n'est ni statique ni arbitraire et, au moment où elle
s'établit, la situation totale s'en trouve
complètement modifiée. En effet, c'est moins une union qu'une transformation ou un passage : avant elle, la culture n'est pas encore donnée ; avec elle, la nature cesse d'exister, chez l'homme, comme un règne souverain. La prohibition de l'inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type, et plus complexe, se forme, et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu'elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l'avènement d'un ordre nouveau.
Claude LEVI-STRAUSS Les Structures élémentaires de la Parenté, éd. Mouton, pp. 28-29
complètement modifiée. En effet, c'est moins une union qu'une transformation ou un passage : avant elle, la culture n'est pas encore donnée ; avec elle, la nature cesse d'exister, chez l'homme, comme un règne souverain. La prohibition de l'inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type, et plus complexe, se forme, et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu'elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l'avènement d'un ordre nouveau.
Claude LEVI-STRAUSS Les Structures élémentaires de la Parenté, éd. Mouton, pp. 28-29
Montaigne : Qu'est-ce qu'un barbare ?
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de
barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté ;
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme
de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la
raison que l'exemple et l'idée des opinions et usances du pays où nous
sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,
parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même
que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son
progrès ordinaire, a produits là où, à la vérité, ce sont ceux que nous
avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que
nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et
vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et
propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-cy, et les avons
seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant,
la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à
l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce
n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et
puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de
ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout étouffée. Si
est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait merveilleuse honte à
nos vaines et frivoles entreprises […] »
Montaigne, Essais, I, 31
Sartre: il n'y a pas de nature humaine
« L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il
déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui
l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être
défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit
Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que
l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe
d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après.
L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas
définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et
il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine,
puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement,
non seulement tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après
l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme
n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de
l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que
l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là,
sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la
table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire
que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est
conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet
qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou
un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au
ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être.
»
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1966, p. 21-22-23.
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1966, p. 21-22-23.
Kant : l'homme a besoin de culture
La discipline nous fait passer de l’état d’animal à celui d’homme. Un
animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison
étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais
l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut
qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est
pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état
sauvage, il a besoin du secours des autres.
L’espèce humaine est
obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes
les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération
fait l’éducation de l’autre…
L’homme a besoin de soin et de
culture. La culture comprend la discipline et l’instruction … L’homme ne
peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le
fait. Il est à remarquer qu’il ne peut recevoir cette éducation que
d’autres hommes, qui l’aient
également reçue. Aussi le manque de
discipline et d’instruction chez quelques hommes, en fait de très
mauvais maîtres pour leurs élèves.
(Emmanuel Kant .Extraits du Traité de pédagogie, 1803) (Traduction de Jules Barni)
Lucien Malson, Les enfants sauvages
Texte 1 : Lucien Malson, Les enfants sauvages, 10-18, 1964, pp. 90-97.
«
Placé le 10 janvier à l'asile de Saint- Affrique, et le 4 février à
Rodez, il est l'objet d'une première observation, et d'une première
dissertation, celle du naturaliste Bonnaterre qui signale sa taille : un
mètre trente-six, son genu valgum droit, son murmure quand il mange,
ses colères subites, sa dilection pour les flammes, son sommeil réglé
sur le lever et le coucher du soleil, ses efforts pour retrouver sa
liberté, son absence enfin de conscience de toute image spéculaire - il
regarde, derrière le miroir, le personnage qu'il suppose caché. Les
journaux s'emparent du fait divers. Un ministre s'y intéresse : sur son
ordre on conduit l'enfant à Paris, à fin d'étude. Le plus célèbre
psychiatre de l'époque, Pinel, fait "un rapport sur le sauvage et voit
en lui non l'individu privé de pouvoirs intellectuels par son existence
excentrique mais un idiot essentiel parfaitement identique en son fonds à
tous ceux qu'il a connus à Bicêtre. Itard, tout nouvellement médecin-chef
de l'Institution des sourds-muets, rue Saint-Jacques, grand lecteur de
Locke et de Condillac, convaincu que l'homme n'est pas « né » mais «
construit », se permet d'être d'une opinion contraire. Il constate
l'idiotie mais il se réserve le droit d'y voir non point un fait de
déficience biologique mais un fait d'insuffisance culturelle. Il espère -
sans tenir compte d'un devenir irréversible - éveiller tout à fait
l'esprit de l'enfant et confondre ainsi ses contradicteurs. On lui offre
la possibilité d'administrer des preuves en remettant le sauvage entre
ses mains.
A son arrivée à Paris et rue Saint-Jacques, l'enfant
de l'Aveyron, le visage dévoré de mouvements nerveux, écrasant ses yeux
de ses poings, les mâchoires serrées, dansant sur place, et souvent
convulsionnaire, cherche sempiternellement à s'enfuir. Passant de
l'effervescence gestuelle à la plus totale prostration, excité par la
neige où il se vautre, il est calmé - nouveau Narcisse - par la vue de
1’eau tranquille du bassin au bord duquel volontiers il rêve, ou encore
par la lune brillante que, figé, il admire le soir. Incapable d'imiter,
les jeux des enfants le laissant indifférent, il voue bientôt à
l'autodafé les quelques quilles qu'on lui a offertes. Son seul travail -
appris à Rodez ou dans la vie sylvestre - se réduit à écosser quelques
gousses de haricots… »
Lucien Malson, Les enfants sauvages, 10-18, 1964, pp. 90-97.
Rousseau : l'état de nature
Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans
domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses
semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans
jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à
peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments
et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais
besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que
son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par
hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la
communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait
avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les
générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours
du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des
premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours
enfant.
JJ Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Kant : considérer autrui comme une fin et non comme un moyen
celui qui a l'intention de faire à autrui une fausse promesse
apercevra aussitôt qu'il veut se servir d'un autre homme simplement
comme d'un moyen, sans que ce dernier contienne en même temps la fin en
lui-même. Car celui que je veux par cette promesse faire servir à mes
desseins ne peut absolument pas adhérer à ma façon d'en user envers lui
et contenir ainsi lui-même la fin de cette action. Cette violation du
principe de l'humanité dans d'autres hommes tombe plus évidemment sous
les yeux quand on tire les exemples d'atteintes portées à la liberté ou à
la priorité d'autrui. Car là il apparaît clairement que celui qui viole
les droits des hommes a l'intention de se servir de la personne des
autres simplement comme d'un moyen, sans considérer que les autres, en
qualité d'êtres raisonnables, doivent être toujours estimés en même
temps comme des fins, c'est-à-dire uniquement comme des êtres qui
doivent pouvoir contenir aussi en eux la fin de cette même action.
(…) Toutes
les personnes humaines, possédant une dignité qui leur est propre, sont
également des fins en soi. Ainsi, ni les inégalités naturelles ni les
hiérarchies sociales indispensables ne doivent aboutir à subordonner un
être humain aux autres comme un simple moyen l'est à une fin, ni
l'empêcher de réaliser dans la mesure de ses moyens intellectuels et
moraux, le plein épanouissement de ses facultés. Emmanuel Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs.
Saturday, 8 November 2014
SARTRE : La honte
L’expérience de la honte offre, d’après Sartre, une illustration de
ce que notre rapport à autrui peut être dans certaines circonstances.
La honte est honte de soi , mais devant une autre conscience. Car,
pour qu’il y ait honte, il faut bien que je me reconnaisse dans cette
image que l’autre me renvoie : « j’ai honte de ce que je suis ». C’est
qu’en effet autrui est le révélateur de mon identité : il est « le
médiateur entre moi et moi-même ».
« Considérons, par exemple, la honte .(…) Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme tel, c’est un exemple de ce que les Allemands appellent « Erlebnis », elle est accessible à la réflexion. En outre sa structure est intentionnelle, elle est appréhension honteuse de ce quelque chose et ce quelque chose est moi. J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit ».
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
« Considérons, par exemple, la honte .(…) Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme tel, c’est un exemple de ce que les Allemands appellent « Erlebnis », elle est accessible à la réflexion. En outre sa structure est intentionnelle, elle est appréhension honteuse de ce quelque chose et ce quelque chose est moi. J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit ».
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
SARTRE : La réification
« Mais, en outre, autrui, en figeant mes possibilités, me révèle
l’impossibilité où je suis d’être objet, sinon pour une autre liberté.
Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis ; livré à
ses seules ressources, l’effort réflexif vers le dédoublement aboutit à
l’échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose
naïvement qu’il est possible que je sois, sans m’en rendre compte, un
être objectif, je suppose implicitement par là même l’existence
d’autrui, car comment serais-je objet si ce n’est pour un sujet ? Ainsi
autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’est à dire
l’être par qui je gagne mon objectité. Si je dois seulement concevoir
une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné. Et il
est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur. Ainsi ce
sujet pur que je ne puis , par définition, connaître, c’est-à-dire
poser comme objet, il est toujours là, hors de portée et sans distance
lorsque j’essaie de me saisir comme objet. Et dans l’épreuve du regard,
en m’éprouvant comme objectivité non révélée, j’éprouve directement et
avec mon être l’insaisissable subjectivité d’autrui.
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
Hegel. La dialectique du maitre et de l’esclave.
Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore.
G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1806-1807), t.1, trad. J. Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, pp. 161-162.
LEVINAS : La découverte d’autrui passe par le visage.
"Je ne sais si l'on peut parler de "phénoménologie" du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l'on peut parler d'un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
(...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "tu ne tueras point". Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli - malignité du mal."
E.Levinas, Ethique et infini, op. cit., p. 91.
Tuesday, 4 November 2014
Pascal : Vérités de coeur et vérités de raison
" Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais
encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons
les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a
point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que
cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne
rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par
raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de
notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances,
comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes,
comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme
qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur
ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison
s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. (Le cœur sent qu'il y a
trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la
raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un
soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se
concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.)
Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur
des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu'il
serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes
les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir. "
Pascal, Pensées, 110 Lafuma
Pascal, Pensées, 110 Lafuma
Saint Augustin : Qu’est-ce que le temps ?
XlV. 17.2 Il n'y a donc point eu de temps où tu n'aies fait quelque chose, puisque tu avais fait le temps lui-même. Et aucun temps ne t'est coéternel, puisque tu es immuable, et si le temps participait à cette immutabilité, il cesserait d'être temps. Qu'est-ce donc que le temps ? Qui pourra l'expliquer clairement et en peu de mots ? Qui pourra, pour en parler convenablement, le saisir même par la pensée ? Cependant quel sujet plus connu, plus familier de nos conversations que le temps ? Nous le comprenons très bien quand nous en parlons ; nous comprenons de même ce que les autres nous en disent. Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l'expliquer à celui qui m'interroge, je ne le sais plus. Cependant j'affirme avec assurance, qu'il n'y aurait point de temps passé, si rien ne passait ; qu'il n'y aurait point de temps à venir, si rien ne devait succéder à ce qui passe, et qu'il n'y aurait point de temps présent si rien n'existait. Il y a donc deux temps, le passé et l'avenir ; mais que sont-ils, puisque le passé n'est déjà plus, et que l'avenir n'est point encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, et ne tombait point dans le passé, il ne serait plus le temps, mais l'éternité. Or, si le présent n'est temps que parce qu'il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu'il est, lui qui n'a d'autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu'il tend à n'être plus.
Saint Augustin. Confessions, Livre XI, trad. Péronne et Ecalle remaniée par P. Pellerin, Nathan, 1998.
Kojève : nous désirons le dérir de l'autre
Désir et désir de l’autre.
Le Désir humain, ou mieux
encore : anthropogène, constituant un individu libre et historique
conscient de son individualité, de sa liberté, de son histoire, et,
finalement, de son historicité - le Désir anthropogène diffère donc du
Désir animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n’ayant
qu’un sentiment de sa vie) par le fait qu’il porte non pas sur un objet
réel, « positif », donné, mais sur un autre Désir. Ainsi, dans le
rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le Désir n’est humain
que si l’un désire non pas le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut
« posséder » ou « assimiler » le Désir pris en tant que Désir,
c’est-à-dire s’il veut être « désiré » ou « aimé » ou bien encore : «
reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’individu humain. De
même, le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la
mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le
même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce
qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue
biologique (tel qu’une décoration, ou le drapeau de l’ennemi) peut être
désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs. Un tel Désir ne peut
être qu’un Désir humain, et la réalité humaine en tant que différente de
la réalité animale ne se crée que par l’action qui satisfait de tels
Désirs : l’histoire humaine est l’histoire des Désirs désirés. […]
L’homme
« s’avère » humain en risquant sa vie pour satisfaire son Désir humain,
c’est-à-dire son Désir qui porte sur un autre Désir. Or désirer un
Désir c’est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce
Désir. Car sans cette substitution on désirerait la valeur, l’objet
désiré, et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d’un autre, c’est
donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je «
représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il «
reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me reconnaisse
comme valeur autonome. Autrement dit, tout Désir humain, anthropogène,
générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin
de compte, fonction du désir de la « reconnaissance ». Et le risque de
la vie par lequel « s’avère » la réalité humaine est un risque en
fonction d’un tel Désir.
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel
Spinoza . Le désir est l'essence de l'homme
" Proposition IX L'Esprit, en tant qu'il a tant des idées claires que des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de cet effort qu'il fait. [...]
Scolie
Cet effort, quand on le rapporte à l'Esprit seul s'appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence de l'homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation ; et par suite l'homme est déterminé à les faire. Ensuite, entre l'appétit et le désir il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit. Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n'est pas parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons".
Spinoza, Éthique, Partie III, trad. B. Pautrat, éd. Le Seuil, 1988, p. 219
Sunday, 2 November 2014
Alexandre Kojève : Le désir porte sur un autre désir
Le Désir humain, ou mieux encore : anthropogène, constituant un individu libre et historique conscient de son individualité, de sa liberté, de son histoire, et, finalement, de son historicité - le Désir anthropogène diffère donc du Désir animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n’ayant qu’un sentiment de sa vie) par le fait qu’il porte non pas sur un objet réel, « positif », donné, mais sur un autre Désir. Ainsi, dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut « posséder » ou « assimiler » le Désir pris en tant que Désir, c’est-à-dire s’il veut être « désiré » ou « aimé » ou bien encore : « reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’individu humain. De même, le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue biologique (tel qu’une décoration, ou le drapeau de l’ennemi) peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs. Un tel Désir ne peut être qu’un Désir humain, et la réalité humaine en tant que différente de la réalité animale ne se crée que par l’action qui satisfait de tels Désirs : l’histoire humaine est l’histoire des Désirs désirés. […]
L’homme « s’avère » humain en risquant sa vie pour satisfaire son Désir humain, c’est-à-dire son Désir qui porte sur un autre Désir. Or désirer un Désir c’est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce Désir. Car sans cette substitution on désirerait la valeur, l’objet désiré, et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d’un autre, c’est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je « représente » soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il « reconnaisse » ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me reconnaisse comme valeur autonome. Autrement dit, tout Désir humain, anthropogène, générateur de la Conscience de soi, de la réalité humaine, est, en fin de compte, fonction du désir de la « reconnaissance ». Et le risque de la vie par lequel « s’avère » la réalité humaine est un risque en fonction d’un tel Désir.
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel
Epicure : le calcul des désirs
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels,
les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont
nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs
nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour
la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une
théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute
aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là
la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin
d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois
nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant
n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à
chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du
corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de
son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons
pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous
disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse.
Epicure, Lettre à Ménécée
Epicure, Lettre à Ménécée
Gorgias: Encourager tous les plaisirs
Désirer ne nous rend pas forcément heureux. Car l’homme de désir
est comme un « tonneau percé ». Socrate essaie, mais en vain, de
convaincre son interlocuteur, le jeune et fougueux Calliclès, qu’une vie
tempérante vaut mieux qu’une vie déréglée (« l’homme aux tonneaux
percés »).
Socrate : [...] Suppose qu’il y ait deux hommes qui
possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un
sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien
d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau
est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à
recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles.
Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a
plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire,
quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à
lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si
elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont
percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et
nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si
ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle
des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme
déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que
je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie
déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
Calliclès : Tu ne
me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait
le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a
exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit
comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni
peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on
reverse autant qu’on peut dans son tonneau.
Socrate : Mais alors,
si on verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en
aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien
s’échapper !
Calliclès : Oui, parfaitement.
Socrate : Tu
parles de la vie d’un pluvier (petits échassiers), qui mange et fiente
en même temps ! -non ce n’est pas la vie d’un cadavre [1], même pas
celle d’une pierre ! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles,
c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas ?
Calliclès : Oui
Socrate : Et aussi d’avoir soif, et de boire quand on a soif
Calliclès
: Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la
jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les
assouvir-voilà, c’est cela la vie heureuse !
Platon, Gorgias (vers 390 av JC) ,493d-494b, Flammarion 1987 GF, Traduction Monique Canto-Sperber.
Monday, 6 October 2014
Le Mythe de la naissance d'Eros
Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les
dieux, y compris Poros, fils de Métis. Le dîner fini, Pénia, voulant
profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier et se tint près de
la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait pas encore de
vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l'ivresse, il
s'endormit. Alors Pénia, poussée par l'indigence, eut l'idée de mettre à
profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près
de lui, et conçut l'Amour. Aussi l'Amour devint-il le compagnon et le
serviteur d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour de naissance de
la déesse, et parce qu'il est naturellement amoureux du beau, et
qu'Aphrodite est belle.
Etant fils de Poros et de Pénia, l'Amour
en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours
pauvre, et, loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine
généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile; sans avoir
jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air,
près des portes et dans les rues; il tient de sa mère, et l'indigence
est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son
père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est
brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours
nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à
philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature
ni immortel ni mortel; mais dans la même journée, tantôt il est
florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il
meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il
acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans
l'indigence ni dans l'opulence, et qu'il tient de même le milieu entre
la science et l'ignorance, [204] et voici pourquoi. Aucun des dieux ne
philosophe ni ne désire devenir savant, car il l'est; et, en général, si
l'on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne
philosophent pas et ne désirent pas devenir savants; car l'ignorance a
précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni
science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas
manquer d'une chose, on ne la désire pas.
Platon. Le Banquet Traduction Émile Chambry, 1922
Discours d'Aristophane
Le Banquet de Platon, extraits du discours d'Aristophane
L’humanité primitive
« Or, ce qu’il vous faut commencer par apprendre, c’est quelle est la nature de l’homme et quelle en a été l’évolution ; car autrefois notre nature n’était pas celle que précisément elle est aujourd’hui, mais d’une autre sorte. Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ; non pas deux comme à présent, mais, en outre du mâle et femelle, il y en avait un troisième, qui participait de ces deux autres ensemble, et dont le nom subsiste de nos jours, bien qu’on ne voie plus la chose elle-même : il existait alors en effet un genre distinct androgyne, qui, pour la forme comme pour le nom, participait des deux autres ensemble, du mâle comme de la femelle ; ce qui en reste à présent, ce n’est qu’une dénomination, tenue pour infamante. Deuxièmement, chacun de ces hommes était, quant à sa forme, une boule d’une seule pièce, avec un dos et des flancs en cercle ; il avait quatre mains et des jambes en nombre égal à celui des mains ; puis, sur un cou tout rond, deux visages absolument pareils entre eux, mais une tête unique pour l’ensemble de ces deux visages, opposés l’un à l’autre ; quatre oreilles ; parties honteuses en double ; et tout le reste comme cet aperçu permet de le conjecturer ! Quant à la démarche de cet être, elle pouvait se faire comme maintenant en droite ligne dans telle direction qu’il souhaitait ; ou bien, quand il entreprenait de courir vite, c’était à la façon d’une culbute et comme quand, en faisant la roue, on se remet d’aplomb dans la culbute par une révolution des jambes : en s’appuyant sur les huit membres qu’il possédait alors, l’homme avançait vite, à faire ainsi la roue ! [...] Leur force et leur vigueur étaient d’ailleurs extraordinaires, et grand leur orgueil. Or, ce fut aux dieux qu’ils s’attaquèrent, et ce que rapporte Homère d’Éphialte et d’Otos, auxquels il fait entreprendre l’escalade du ciel, a rapport à ces hommes-là et à leur intention de s’en prendre aux Dieux.
Origine de l’humanité actuelle.
« Sur ces entrefaites, Zeus et les autres Dieux délibéraient de ce qu’il leur fallait faire, et ils en étaient fort en peine : pour eux il n’y avait moyen en effet, ni de faire périr les hommes et d’en anéantir l’espèce comme ils avaient fait des Géants, en les foudroyant ; car c’eût été l’anéantissement, pour eux-mêmes, des honneurs et des offrandes qui leur viennent des hommes ; ni de leur permettre cette attitude impudente : « Je crois bien, dit enfin Zeus après s’être bien fatigué à y réfléchir, que je tiens un moyen de faire, à la fois qu’il y ait des hommes et que, étant devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur insolence. À cette heure en effet, poursuivit-il, je m’en vais sectionner chacun en deux, et, en même temps qu’ils seront plus faibles, en même temps ils seront pour nous d’un meilleur rapport, du fait que le nombre en aura augmenté. En outre, ils marcheront sur leurs deux jambes, en se tenant droit. Mais si à notre jugement, leur impudence continue et qu’ils ne veuillent pas se tenir tranquilles, alors, conclut-il, à nouveau je les couperai encore en deux, de façon à les faire déambuler sur une seule jambe, à cloche-pied...
Condition désirante de l'homme
Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s'embrassant et s'enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble [...]
C'est de ce moment que date l'amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l'amour recompose l'ancienne nature, s'efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. [...] Notre espèce ne saurait être heureuse qu'à une condition, c'est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l'être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »
1950.
L’humanité primitive
« Or, ce qu’il vous faut commencer par apprendre, c’est quelle est la nature de l’homme et quelle en a été l’évolution ; car autrefois notre nature n’était pas celle que précisément elle est aujourd’hui, mais d’une autre sorte. Premièrement, l’espèce humaine comportait en effet trois genres ; non pas deux comme à présent, mais, en outre du mâle et femelle, il y en avait un troisième, qui participait de ces deux autres ensemble, et dont le nom subsiste de nos jours, bien qu’on ne voie plus la chose elle-même : il existait alors en effet un genre distinct androgyne, qui, pour la forme comme pour le nom, participait des deux autres ensemble, du mâle comme de la femelle ; ce qui en reste à présent, ce n’est qu’une dénomination, tenue pour infamante. Deuxièmement, chacun de ces hommes était, quant à sa forme, une boule d’une seule pièce, avec un dos et des flancs en cercle ; il avait quatre mains et des jambes en nombre égal à celui des mains ; puis, sur un cou tout rond, deux visages absolument pareils entre eux, mais une tête unique pour l’ensemble de ces deux visages, opposés l’un à l’autre ; quatre oreilles ; parties honteuses en double ; et tout le reste comme cet aperçu permet de le conjecturer ! Quant à la démarche de cet être, elle pouvait se faire comme maintenant en droite ligne dans telle direction qu’il souhaitait ; ou bien, quand il entreprenait de courir vite, c’était à la façon d’une culbute et comme quand, en faisant la roue, on se remet d’aplomb dans la culbute par une révolution des jambes : en s’appuyant sur les huit membres qu’il possédait alors, l’homme avançait vite, à faire ainsi la roue ! [...] Leur force et leur vigueur étaient d’ailleurs extraordinaires, et grand leur orgueil. Or, ce fut aux dieux qu’ils s’attaquèrent, et ce que rapporte Homère d’Éphialte et d’Otos, auxquels il fait entreprendre l’escalade du ciel, a rapport à ces hommes-là et à leur intention de s’en prendre aux Dieux.
Origine de l’humanité actuelle.
« Sur ces entrefaites, Zeus et les autres Dieux délibéraient de ce qu’il leur fallait faire, et ils en étaient fort en peine : pour eux il n’y avait moyen en effet, ni de faire périr les hommes et d’en anéantir l’espèce comme ils avaient fait des Géants, en les foudroyant ; car c’eût été l’anéantissement, pour eux-mêmes, des honneurs et des offrandes qui leur viennent des hommes ; ni de leur permettre cette attitude impudente : « Je crois bien, dit enfin Zeus après s’être bien fatigué à y réfléchir, que je tiens un moyen de faire, à la fois qu’il y ait des hommes et que, étant devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur insolence. À cette heure en effet, poursuivit-il, je m’en vais sectionner chacun en deux, et, en même temps qu’ils seront plus faibles, en même temps ils seront pour nous d’un meilleur rapport, du fait que le nombre en aura augmenté. En outre, ils marcheront sur leurs deux jambes, en se tenant droit. Mais si à notre jugement, leur impudence continue et qu’ils ne veuillent pas se tenir tranquilles, alors, conclut-il, à nouveau je les couperai encore en deux, de façon à les faire déambuler sur une seule jambe, à cloche-pied...
Condition désirante de l'homme
Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s'embrassant et s'enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble [...]
C'est de ce moment que date l'amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l'amour recompose l'ancienne nature, s'efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. [...] Notre espèce ne saurait être heureuse qu'à une condition, c'est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l'être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »
1950.
Empédocle. Le désir a toujours existé.
Et jamais le changement ne cesse son perpétuel devenir
soit que l'Attraction amène tout à l'unité
soit que la Répulsion disloque et dissocie ce que
l'Attraction a uni.
Ainsi dans la mesure où l'un est toujours né du multiple
et où, de l'unité disloquée, le multiple toujours
s'est constitué,
les êtres et les choses naissent et disparaissent, car
leur temps n'est pas sans limite.
Mais dans la mesure où jamais le changement n'arrête
son perpétuel devenir,
tout existe perpétuellement immuable dans le cycle
du temps.
Empédocle d'Agrigente
soit que l'Attraction amène tout à l'unité
soit que la Répulsion disloque et dissocie ce que
l'Attraction a uni.
Ainsi dans la mesure où l'un est toujours né du multiple
et où, de l'unité disloquée, le multiple toujours
s'est constitué,
les êtres et les choses naissent et disparaissent, car
leur temps n'est pas sans limite.
Mais dans la mesure où jamais le changement n'arrête
son perpétuel devenir,
tout existe perpétuellement immuable dans le cycle
du temps.
Empédocle d'Agrigente
Flaubert. La naissance du désir
Ce fut comme une apparition : Elle était assise, au milieu du banc,
toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans
l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il
passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ;
et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. Elle
avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient
au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses
grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser
amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire,
tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en
train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa
personne se découpait sur le fond de l'air bleu. Comme elle gardait la
même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour
dissimuler
sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre
le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de
sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il
considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose
extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ?
Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes
qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la
possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde,
dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
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